La rigueur n’est plus de rigueur

QUAERO Capital - Word from the CEO
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Cette chronique de Jean Keller a été publiée dans Le Temps du 3 février 2020. Lire l’article.

Alors que la BNS semble enfermée dans la notion très conservatrice selon laquelle il faudrait souffrir beaucoup pour mériter un avenir meilleur, il est grand temps que nos autorités ouvrent enfin les cordons de leur bourse. Car les projets d’investissement majeurs ne manquent pas !

Cinq ans après l’abandon du taux plancher, force est de constater que le franc est toujours fortement surévalué. Et pas plus la BNS que le Conseil fédéral n’évoquent de solution alternative aux politiques actuelles pour sortir de l’impasse. Celles-ci se résument essentiellement en trois axes : taux négatifs, interventions régulières sur le marché des changes et rigorisme fiscal. Pour le reste, on espère que le reste du monde, et plus particulièrement l’Europe, voudra bien nous rendre le service de croître et on répète régulièrement quelques mantras néolibéraux afin de mettre la pression sur le monde du travail et se plaindre du cadre réglementaire, qui servent de boucs émissaires commodes. En d’autres termes, les autorités suisses adoptent une position à la fois ultra-orthodoxe et attentiste, qui semble imprégnée d’une vision « sacrificielle et punitive » de l’économie, pour reprendre la formule utilisée par l’économiste Jean-Pierre Petit pour qualifier la vision allemande, si influente en Suisse.

Les taux négatifs font plus de mal que de bien

Examinons un à un ces trois piliers de notre politique économico-monétaire. Tout d’abord, il faut relever que non seulement l’efficacité des taux négatifs est de plus en plus remise en cause par les économistes, mais qu’en plus, selon un sondage récent de l’UBS, 60% des entreprises suisses, y compris une majorité d’entreprises exportatrices, estiment qu’ils font aujourd’hui plus de mal que de bien. A cet égard, il est intéressant de rappeler qu’une caisse de pension suisse est obligée par la loi d’investir une partie importante de ses actifs dans des valeurs à revenu fixe. Cette contrainte limite donc la capacité de notre épargne collective à se tourner vers des alternatives plus risquées, ce qui introduit un biais structurel réduisant encore plus l’efficacité des taux négatifs. En résumé, la BNS s’accroche à une mesure dont l’effet bénéfique est loin d’être prouvé, qui accroît l’instabilité de notre système financier, qui met en danger notre système de retraite et dont plus grand monde ne veut. Mais, dans l’esprit conservateur de nos banquiers centraux, comme cette mesure fait mal, elle ne peut être que bénéfique !

La BNS lancée dans une accumulation d’actifs sans limite

Sur le plan des interventions sur les marchés des changes, la BNS se livre à une véritable fuite en avant, avec un bilan qui dépasse aujourd’hui les 850 milliards de francs. Or, alors qu’elles contrôlent un gigantesque portefeuille d’actifs, nos autorités monétaires ne veulent pas en assumer la responsabilité, en particulier en ce qui concerne la durabilité des actifs. De fait, puissante mais timorée, la BNS se retranche derrière l’excuse d’une neutralité illusoire. Pire, tel un véritable « hedge fund », elle génère grâce à l’effet de levier des dizaines de milliards de francs de profits qu’elle thésaurise plutôt que de les distribuer, imposant ainsi une discipline budgétaire aux cantons et à la Confédération, en violation du principe de séparation des pouvoirs.

Un rigorisme qui nous expose aux sanctions américaines

Pour leur part, les interventions sur le marché des changes, loin de résoudre le problème, ont conduit les États-Unis à remettre la Suisse sur leur « watch list » des manipulateurs de devises, nous exposant ainsi à des sanctions. Car, contrairement à ce qui est généralement affirmé en Suisse, la vigueur du franc n’est due ni à la spéculation, ni à son rôle de valeur refuge – ce qui aurait suscité une certaine bienveillance américaine. Sa force est en fait le simple résultat de déséquilibres structurels dont nous sommes les seuls responsables : nous ne dépensons pas assez. En effet, la Suisse affiche une balance des comptes courants extrêmement excédentaire, qui se situe typiquement ces vingt dernières années autour de 10% du PIB. Seuls quelques pays exportateurs de pétrole et cités-États font « mieux » que nous, et encore… Autrement dit, la Suisse consomme moins, beaucoup moins, que ce qu’elle produit. Et, comme nous ne voulons pas non plus compenser ce déficit en achetant des actifs étrangers, sous forme de dette ou autre, c’est la BNS qui doit les acquérir à notre place pour éviter une envolée du franc.

La Confédération doit dépenser plus

À la lumière de ces observations, deux conclusions s’imposent donc. La première est que la Confédération non seulement peut, mais doit dépenser plus. Et pour ce faire, elle doit s’endetter massivement. Nos caisses de pension seraient d’ailleurs ravies de la financer, elles qui désespèrent de trouver un rendement positif sans risque excessif. Quant à savoir que faire de cette manne, les projets ne manquent pas. On pourrait améliorer nos infrastructures routières, avec par exemple enfin une Traversée de la rade à Genève, ou ferroviaires, pourquoi pas en creusant un deuxième tunnel du Lötschberg ? Nous pourrions aussi investir massivement dans de nouvelles infrastructures énergétiques pour réaliser la transition si nécessaire, créer un fonds de soutien pour la réalisation de « villes intelligentes », ou encore financer des programmes de recherche dans le domaine de l’agriculture durable. Bref, nous n’avons que l’embarras du choix.

Enfin, de manière plus structurelle, il semble inévitable de devoir mener une véritable réforme de notre doctrine monétaire, notamment en ajoutant de nouveaux outils à l’arsenal de la BNS. À ce titre, le monde politique ferait bien de considérer sérieusement la recommandation de mon collègue Michaël Malquarti qui préconise la création d’une « ration monétaire ». Par des distributions de monnaie directement aux ménages et aux collectivités publiques, on stimulerait l’économie réelle, en évitant le passage pas toujours efficace par le système financier. À la fois concrète, politiquement équilibrée et robuste sur le plan institutionnel, cette proposition est bien plus qu’une simple idée théorique amusante. Elle permettrait de réaliser une transition vers une économie à la fois libérale, stable, durable et inclusive. Qui dit mieux ?