L’asset management suisse a besoin de l’accord-cadre

Cette chronique de Jean Keller est parue dans Le Temps du 18 janvier 2021. Lire l’article en PDF.

Alors que des voix s’élèvent en Suisse pour réclamer une renégociation de l’accord-cadre avec l’UE, il faut rappeler que sa signature est vitale pour notre place financière et pour l’asset management en particulier.

Les Britanniques et les Européens ayant réussi in extremis à finaliser les modalités du Brexit, l’accord institutionnel avec l’Union européenne revient désormais sur le devant de la scène politique de notre pays. Bien que ce projet ait fait l’objet de longues et âpres négociations, certains exigent pourtant du Conseil fédéral qu’il obtienne de Bruxelles de nouvelles concessions, arguant que Boris Johnson a su obtenir de bien meilleures conditions que nos négociateurs.

Comparer des pommes avec des poires

Ces détracteurs, dont on soupçonne qu’aucun accord, si avantageux soit-il, ne trouverait grâce à leurs yeux, font une comparaison trompeuse entre la situation suisse et celle du Royaume-Uni. De fait, l’accord institutionnel proposé aux Suisses est bien plus large et crée un véritable cadre institutionnel qui permettra de solidifier de manière durable la voie bilatérale et d’ouvrir enfin la voie à un accès au marché européen. A l’inverse, ce que les Britanniques ont obtenu n’est qu’un accord a minima, qui laisse des pans entiers de l’économie dans une grande incertitude et laisse présager de longues années de psychodrame. C’est précisément ce que nous voulons éviter.

Une résistance rendue possible grâce au développement de l’Asset Management

L’une des bonnes surprises de ces dernières années a été la résilience surprenante du secteur financier en Suisse, pourtant mis à mal par la crise financière de 2008 et la fin du secret bancaire. Ce succès est d’autant plus réjouissant si l’on se souvient des prévisions les plus catastrophiques sur l’avenir de notre place financière. Avec le recul, force est de constater que, fort heureusement, les Cassandre ont eu tort et que la place se porte bien. Cela se doit en bonne partie au renforcement de l’Asset Management en Suisse. La combinaison d’une transformation de certains acteurs déjà actifs dans cette branche et l’émergence de nouveaux concurrents a certainement contribué à renforcer notre secteur financier et à créer le terreau nécessaire au développement de cette activité à haute valeur ajoutée. Le résultat a été une augmentation des places de travail et une forme de renaissance de place financière. De fait, les emplois détruits par les banques ont en grande partie été recréés chez les gérants d’actifs. Par ailleurs, il est particulièrement rassurant pour notre système de prévoyance et pour les cotisants au 2ème pilier de savoir que la Suisse possède le savoir-faire nécessaire pour gérer nos actifs de retraite de manière concurrentielle sans s’appuyer systématiquement sur des fournisseurs étrangers.

Le libre-accès est indispensable

Dans ce contexte plutôt encourageant, il ne faut cependant pas oublier que le secteur financier suisse reste une industrie d’exportation qui dépend fortement de sa capacité à exercer son activité sur un pied d’égalité avec nos voisins. La gestion d’actifs est une industrie globale soumise à une très forte concurrence des autres places financières, aussi bien en Europe que dans le reste du monde. Pour qu’elle puisse se développer et donner sa pleine mesure, il est donc indispensable que la Suisse trouve un accord pérenne avec l’Union européenne, afin d’avoir une chance d’obtenir ensuite un libre accès au marché européen – un accès qui est d’ailleurs actuellement donné sans contrepartie par la Suisse à son grand voisin… Si la voie bilatérale a été jusqu’à présent la meilleure stratégie pour notre pays, elle a aujourd’hui atteint ses limites et doit laisser la place à un cadre plus solide qui permette à l’économie suisse de prospérer, sans nécessairement adhérer à l’Union Européenne.

Car il ne faut pas se bercer d’illusions : si l’accord institutionnel n’est pas validé, c’est tout l’avenir de notre place financière qui est en jeu. Sans cela, il est totalement illusoire de penser que la Suisse pourra accéder librement à notre marché le plus grand et le plus proche. Et pour notre industrie financière en pleine transformation, ce serait un véritable coup de frein, avec pour conséquence la délocalisation de nos activités vers l’Union européenne, au détriment des emplois et des impôts locaux, et avec en plus la perte de ce savoir-faire en Suisse.

Il est vrai que l’accord-cadre ne contient pour l’instant pas de volet sur les services financiers et qu’il faudra encore négocier le sort des services. Mais il est cependant certain que la Suisse n’y parviendra pas sans la signature de l’accord institutionnel, qui est le passage obligé pour avancer sur tous les autres dossiers. Les voix qui suggèrent que la Suisse pourrait continuer à progresser branche par branche et trouver un meilleur accord avec l’Europe se bercent d’illusions et s’enferrent dans une position d’un autre temps, quand la défense d’une supposée souveraineté se calquait parfaitement avec la défense de notre secret bancaire comme partie intégrante de notre identité nationale.

Une City affaiblie par le Brexit

Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les conséquences désastreuses du Brexit. De fait, la City de Londres connaît déjà une attrition de savoir-faire et de places de travail au profit de Paris, Francfort ou Amsterdam, à commencer par le trading en actions européennes pénalisé par la perte de l’équivalence boursière. Cet exode est d’autant plus regrettable que Londres avait réussi – grâce à l’Union européenne – à construire l’une des places financières les plus dynamiques au monde. Pourtant, tout comme nos politiciens suisses farouchement anti-européens, les dirigeants pro-Brexit avaient promis des négociations faciles et une grande victoire sur l’hydre bruxelloise. Malheureusement, la réalité a été tout autre pour l’Asset Management anglais, qui s’est déplacé en masse vers les places européennes comme Luxembourg et Dublin, au grand dam des emplois locaux.

Sans vouloir faire de comparaison facile avec l’actualité récente, il est important de voir les résultats désastreux d’un populisme mensonger et démagogue aux Etats-Unis et en Angleterre pour se convaincre que l’appel des sirènes de la renégociation de l’accord cadre nous mènerait droit dans le mur. Le refus de conclure un accord institutionnel très proche de ce qui se trouve actuellement sur la table n’amènerait que des déboires pour la Suisse. Pour notre activité, ce serait la porte ouverte à une hémorragie qui détruirait des succès chèrement obtenus.