Big is not beautiful

Cette chronique de Jean Keller est parue dans Le Temps du 24 août 2020. Lire l’article en PDF.

L’extrême concentration actuelle de la gestion d’actifs a de nombreux effets néfastes, comme une volatilité accrue, un risque systémique non négligeable et une standardisation des produits. A l’heure où elle cherche à promouvoir l’asset management suisse, notre place financière devrait donc plutôt privilégier le modèle de la « boutique ».

L’industrie de la gestion d’actifs connaît depuis une dizaine d’années une extraordinaire concentration de l’offre. De fait, un petit nombre de géants d’envergure mondiale truste l’essentiel des flux d’argent, à tel point que ces mastodontes gèrent désormais des sommes dépassant le PIB de plusieurs très grands pays. Les cinq plus grands acteurs américains concentrent ainsi plus de la moitié des actifs investis en fonds de placement aux Etats-Unis.

Des causes multiples

Les raisons de cette mutation sont multiples et bien connues. Tout d’abord, l’augmentation des coûts réglementaires et une guerre des prix sanglante ont déclenché un fort développement de la gestion passive. Cette activité n’offrant que de faibles marges, ceci a naturellement favorisé les grands groupes, seuls capables d’obtenir les volumes permettant des économies d’échelle. La gestion passive, autrement dit les ETFs, est ainsi dominée par 3 maisons – BlackRock, Vanguard et State Street – et aux Etats-Unis, les 10 plus grands investisseurs institutionnels détiennent aujourd’hui plus de 25% du marché des actions.

A ces facteurs financiers, il faut ajouter un effet de « marque » qui bénéficie aux noms les plus connus du grand public, selon la règle bien connue qui veut que personne n’a jamais perdu son emploi pour avoir sélectionné IBM. Cet effet a joué un rôle particulièrement important, dans la mesure où les grands distributeurs ont, pour réduire leurs coûts et maximiser leur rentabilité, systématiquement réduit le nombre de fonds qu’ils proposent sur leurs plateformes.

Un risque systémique important

Si cette tendance à la consolidation a souvent été présentée comme une évolution naturelle et même souhaitable pour les consommateurs, plusieurs études publiées depuis quelques années montrent au contraire que cette concentration présente de nombreux effets néfastes, non seulement pour l’investisseur et l’épargnant, mais également pour le système financier dans son ensemble. La dernière étude en date[1] non seulement confirme les résultats précédents mais élargit la problématique au phénomène d’oligopolisation de la gestion d’actifs. Copubliée par l’Université de la Suisse Italienne et le Swiss Research Institute, conjointement avec la Ohio State University et la Villanova University, elle conclut que la détention de titres par de grandes institutions conduit à une augmentation de la volatilité, à une diminution de l’efficience des marchés et à des chutes de plus grande ampleur en cas de baisse des bourses. Le risque systémique que cela engendre pose la question de savoir si, à l’image des banques « too big to fail », ces poids lourds de la gestion d’actifs ne devraient pas être soumis à des réglementations particulières.

Des transactions qui vont toutes dans le même sens

Car, comme des lemmings, ces grands acteurs de la gestion d’actifs ont tendance à se ruer tous dans la même direction. Il en résulte une plus grande corrélation entre les titres détenus, et comme les volumes qu’ils traitent sont extrêmement importants, ceci augmente naturellement la volatilité des actions sous-jacentes. Cette situation pose clairement un problème pour la stabilité des marchés.

Une mauvaise allocation du capital

Par ailleurs, dans la mesure où le mécanisme de formation des prix est altéré, cette situation pose également un problème majeur pour la bonne allocation du capital dans nos économies. Ceci est particulièrement dommageable actuellement, au moment où nous avons besoin de marchés des capitaux efficients afin d’effectuer la transition écologique.

Les risques de la pensée unique

Cette perte de diversité entraîne une unification des pratiques en termes de gestion et donc une homogénéité des comportements des intervenants. De fait, les marchés sont devenus l’amplificateur des décisions d’investissement nécessairement imparfaites prises par une poignée de « spécialistes », tous formés dans les mêmes écoles et appliquant les mêmes processus. Au-delà des effets négatifs sur l’efficience des marchés, ceci entraîne un appauvrissement potentiel en termes d’offre et donc en termes de performance. Or, pour que les marchés puissent jouer leur rôle d’allocation du capital, ils doivent refléter un débat contradictoire implicite et permanent entre une multitude d’acteurs hétérogènes.

La Suisse a une carte à jouer

Alors que la Suisse est en train de développer avec succès sa propre industrie de l’Asset Management, il est important d’éviter cet écueil. Afin de rester compétitif, le marché de la gestion d’actifs doit rester le plus ouvert possible. C’est le seul moyen d’offrir une diversité d’offres performantes, capables de répondre aux différents objectifs des clients, qu’il s’agisse de nos caisses de pension ou des investisseurs privés. Par ailleurs, de multiples études[2] ont montré que le modèle de la boutique, qui privilégie les équipes de spécialistes se concentrant sur une seule stratégie de placement, est celui qui favorise le mieux la création de performance sur le long terme. De fait, il existe une « prime de boutique » qui se traduit par une surperformance pouvant atteindre 0.6% par an.

Pour notre place financière, qui a entamé sa transformation et a vu émerger plusieurs nouveaux acteurs très spécialisés qui témoignent de son dynamisme, c’est donc cette diversité de l’offre, plutôt que la création de géants, qui sera la clé du succès.

[1] « The Granular Nature of Large Institutional Investors », Itzhak Ben-David, Francesco Franzoni, Rabih Moussawi & John Sedunov, juin 2020.

[2] La plus récente étant : « Is there a boutique asset management premium?”, Pr Andrew Clare, Cass Business School, janvier 2020.