Constructeurs automobiles traditionnels : comment rater sa transition énergétique

Nos économies sont lancées dans la transition vers un modèle décarboné ou, à tout le moins, aux émissions significativement réduites. Ce mouvement est entamé depuis suffisamment longtemps pour qu’investisseurs, politiques et citoyens fassent montre d’une certaine exigence vis-à-vis des différents acteurs, au premier rang desquels se trouvent les grandes entreprises cotées.

Les progrès de certains secteurs sont scrutés avec une attention particulière, comme celui des transports car sa mutation est à la fois un enjeu climatique considérable et une révolution en passe d’impacter de manière visible nos vies quotidiennes.

Sur le secteur des Clean Energy, la thématique de la décarbonation du secteur des transports constitue un axe d’investissement majeur depuis des années. Ces investissements sont principalement dirigés vers des sociétés qui sont des pure plays, notamment dans le domaine de l’électrification de l’automobile. Dans ce cadre, nous observons l’évolution du paysage concurrentiel et restons peu enthousiastes devant les plans stratégiques des constructeurs automobiles occidentaux « historiques ».

Ces acteurs ne sont pour l’instant pas à la hauteur du défi de la transition, ce qui fait peser un risque considérable sur leur avenir et contribue à l’émergence de nouveaux concurrents plus agiles et plus en phase avec l’évolution du marché.

Le secteur automobile traditionnel, par conservatisme ou aveuglement, prend le risque de devenir un cas d’école de transition ratée. En espérant que les autres secteurs-clés pour la décarbonation s’avéreront plus performants, nous détaillons ci-après 6 erreurs à ne pas reproduire.

1. Sous-estimer la tendance

Fin avril, le CEO de Renault Luca de Meo a évoqué le potentiel spin-off de sa division électrique qui deviendrait indépendante de celle des véhicules traditionnels. Ce projet, visant à profiter de la valorisation plus élevée des acteurs purement électriques sur les marchés, permettrait d’extraire une valeur injustement ignorée par les investisseurs.

Cette annonce est symptomatique d’une forme de déni concernant les évolutions en cours dans l’industrie. Le simple fait d’imaginer qu’un constructeur automobile ne fabriquerait que des véhicules avec moteurs à essence n’a aujourd’hui plus aucun sens.

Sur la période 2017-2021, les ventes de voitures thermiques traditionnelles ont reculé quatre années consécutivement. Dans le même temps, les ventes de véhicules électriques ont été multipliées par 5 pour une part de marché des ventes totales passée de 1.4% en 2017 à 8.6% en 2021. L’augmentation des ventes de véhicules électriques accélère aujourd’hui sur la plupart des marchés et les analystes prévoient désormais une part de l’électrique dans les ventes 2030 comprise entre 20% et 50%.

Quel serait l’intérêt de devenir l’actionnaire d’une société dont le marché va baisser en volume de près d’un tiers au cours de la décennie en cours et dont le modèle économique se caractérise par un outil industriel très lourd et des charges fixes élevées ?

Penser qu’un Renault-hors-électrique coté puisse avoir un sens[1], c’est sous-estimer la puissance de la transition en cours et son inévitable point d’arrivée : l’arrêt total de la vente des véhicules à moteur thermique. On peut s’étonner que les constructeurs historiques ne bâtissent pas toute leur stratégie autour de cette conclusion, d’autant plus évidente que tous les pays annoncent les uns après les autres la date à laquelle les ventes de véhicules à moteur thermique seront purement et simplement interdites[2].

A la décharge du secteur automobile, les précédents des secteurs pétroliers, gaziers et des utilities montrent qu’il est très difficile pour une industrie de concevoir le déclin ou la perte de valeur de certains de ses actifs. Il est probable que les constructeurs automobiles historiques soient, à brève échéance, confrontés à la problématique de stranded assets sur la partie moteur thermique de leur activité.

2. Ignorer / méconnaître les attentes de ses clients

Les constructeurs automobiles traditionnels ont largement sous-estimé la demande de véhicules électriques de la part des consommateurs, offrant ainsi des gains de parts de marché inespérés aux nouveaux entrants (Tesla continue à ce jour de vendre plus de véhicules électriques aux Etats-Unis que tous les autres constructeurs réunis !). Encore aujourd’hui, les gammes sont insuffisamment électrifiées et les temps de livraison continuent de s’étirer (certes en partie en raison de facteurs externes difficilement maîtrisables), générant de la frustration chez les consommateurs.

En outre, les constructeurs traditionnels semblent encore mal mesurer les attentes nouvelles qui découlent du changement de paradigme en cours.

La façon d’appréhender l’expérience client du possesseur de véhicule électrique est très différente. Les études montrent que le niveau de satisfaction est très étroitement lié à la souplesse et à l’efficacité au moment de recharger sa batterie. Ce n’est pas un hasard si Tesla doit une part non négligeable de sa réputation à son réseau de super-chargeurs propriétaires et si certains acteurs chinois tels que NIO investissent dans un réseau de remplacement-minute de batteries. Faire disparaître l’anxiété liée à l’autonomie du véhicule électrique est une priorité sur ce nouveau marché.

Parce que c’était une réflexion inutile sur le marché des véhicules à moteur thermique, les constructeurs sont aujourd’hui en retard sur leur offre d’infrastructure de recharge dédiée, domaine dans lequel le retard pris sur les first movers pourrait s’avérer difficile à combler.

3. Penser qu’on a le temps

Au cours des dix-huit derniers mois, les constructeurs automobiles « historiques » ont annoncé le calendrier de la fin programmée de leurs ventes de véhicules à moteur thermique. Parmi les plus agressives, des sociétés comme Volvo ou Stellantis[3] visent ainsi 2030 pour achever leur bascule vers le tout-électrique. Plus prudents, des constructeurs comme GM, Mercedes ou Audi évoquent 2035.

Ces objectifs peuvent sembler ambitieux, mais le sont-ils vraiment ? Et à quelle aune le mesurer ?

Le 4 avril dernier, sans tambour ni trompette, via un simple communiqué de presse, le constructeur automobile chinois BYD a annoncé avoir stoppé définitivement la production de véhicules thermiques au mois de mars, devenant ainsi le premier constructeur au monde à achever cette mutation.

Si un concurrent chinois, et non des moindres, est passé au tout-électrique en 2022, que penser des constructeurs européens, américains ou japonais qui estiment avoir encore besoin de 5, 10 ou parfois 20 années pour réussir ce même tour de force ?

Ce « retard à l’allumage » des constructeurs traditionnels serait peut-être moins préoccupant si l’électrification ne s’accompagnait pas de deux tendances :

  • L’apparition dans le paysage concurrentiel des véhicules électriques d’un nombre exponentiel de nouveaux acteurs pure plays disruptifs et qui ont pu lever des capitaux dans d’excellentes conditions (jusque très récemment en tout cas), disposant ainsi de moyens financiers importants.
  • Une bataille beaucoup plus féroce pour l’accès à certaines ressources minières (notamment celles entrant dans la composition des batteries) qui nécessite de sécuriser sa chaîne d’approvisionnement très en amont via des contrats d’achat à long terme ou des partenariats innovants.

Les constructeurs historiques donnent le sentiment de s’inscrire dans un temps très long au moment où l’industrie subit une transformation qui favorise à l’inverse les acteurs agiles et innovants. C’est probablement parce qu’il arrivait à cette conclusion que le CEO de Volkswagen avait invité fin 2021, pour s’adresser aux 200 top managers du groupe… Elon Musk !

4. Trop se reposer sur les politiques (1/2) : croire que le régulateur arrangera tout

S’il a perdu de sa superbe dans les indices boursiers, il demeure un domaine dans lequel le secteur Automobile pèse toujours très lourd : la politique. Cela s’explique d’une part par la forte intensité en main-d’œuvre du secteur (les emplois directs, y compris sous-traitants, sont estimés à respectivement 0.5m et 1.0m en France et en Allemagne), mais également par plus d’un siècle pendant lequel l’histoire du secteur se mêle étroitement à l’histoire sociale, syndicale et économique de nos pays. C’est pourquoi aujourd’hui encore, ce qui touche à l’automobile revêt bien souvent une importance politique disproportionnée par rapport à son poids économique et l’opinion publique reste très sensible aux crises affectant le secteur et aux fermetures d’usines.

Le poids politique du secteur automobile (bien illustré par Joe Biden et son « I’m a car guy ») est en réalité une arme à double tranchant car il conforte l’industrie dans l’idée que la régulation est à son service. De là sans doute une forme de frilosité aujourd’hui préjudiciable et une certaine impréparation pour le « monde d’après ». Car après des décennies où les législateurs, ministres des finances et régulateurs ont été très à l’écoute de ses doléances, l’industrie automobile doit désormais s’adapter à un environnement nettement plus hostile.

Témoignage de cette perte d’influence progressive des acteurs historiques, les pays occidentaux ont presque tous annoncés la date d’interdiction de vente de véhicules à moteur thermique. Autant d’annonces qui ont été faites en dépit des cris d’orfraies des lobbies automobiles.

5. Trop se reposer sur les politiques (2/2) : ne pas avoir peur de disparaître

En raison de cet « héritage », dans des pays comme l’Allemagne, les Etats-Unis, le Japon ou la France, les entreprises du secteur automobile sont « systémiques » comme on a pu le voir lors de la crise de 2008. Les Etats, d’une manière plus ou moins directe, n’hésitent pas à venir en aide à la filière dès lors que celle-ci traverse une crise. Cela signifie que le secteur bénéficie du fameux moral hazard décrié par nombre d’économistes et d’investisseurs, cette situation dans laquelle l’entreprise ne joue pas son avenir en fonction de ses choix stratégiques.

Le soutien inconditionnel garanti des Etats a pu constituer une force par le passé, mais il explique aussi sans doute les errements actuels. Les constructeurs automobiles occidentaux sont, aussi, en train de rater leur transition parce qu’ils peuvent se le permettre.

6. Confondre électrification et transition énergétique

Quelle que soit l’industrie, il sera toujours plus simple de réussir votre plan de transition énergétique si vous comprenez ce qu’elle représente réellement. Or, à voir les présentations de certains constructeurs automobiles « historiques », on peut se demander si certains ne confondent pas transition et électrification.

Quand ils détaillent leur stratégie pour le moyen-long terme, les constructeurs expliquent principalement comment ils vont, plus ou moins rapidement, électrifier leur gamme. La réflexion semble s’arrêter là.

Pour prendre un exemple au hasard, cela signifie que l’état-major d’Audi, quand il réfléchit au monde décarbonné de 2050 imagine… le monde d’aujourd’hui dans lequel une Audi Q7 à moteur thermique de 2.5 tonnes aura été remplacé par une Audi Q7 électrique de 2.7 tonnes[4].

Or, pour le transport comme pour le reste, la transition énergétique ce n’est pas simplement l’électrification. Un nouveau modèle concernant nos déplacements doit être pensé dès à présent. Il comportera le recours accru à différents modes de transports selon les distances et les circonstances, alliant transports en commun, véhicules individuels de plus petite taille, modèles économiques autour de véhicules partagés, vélos traditionnels ou électriques etc. C’est un modèle « pluriel », plus vertueux de déplacements qui doit être inventé.

Les constructeurs automobiles historiques doivent être beaucoup plus présents sur ce champ de réflexion et d’innovation.

[1] Renault n’est pas le seul groupe à avoir mené cette réflexion. Le CEO de Ford a annoncé en mars avoir renoncé à ce même projet, pour s’orienter vers une séparation en interne des deux divisions.

[2] 2025 : Norvège – 2030 : Suède, Danemark, Pays-Bas, Irlande, Singapour – 2035 : UK, Japon, Chine…

[3] Plus précisément, Stellantis vise la fin des modèles à moteurs thermiques en 2028 pour Opel et 2030 pour Citroën (en Europe uniquement).

[4] Les véhicules électriques restent encore aujourd’hui plus lourd que leur modèle équivalent à essence du fait du poids des batteries. Cette tendance devrait s’inverser à la fin de la décennie avec la commercialisation des nouvelles générations de batteries Solid State.