Des questions de style aujourd’hui largement dépassées

Cette chronique de Jean Keller a été publiée dans Le Temps du 22 juin 2020. Lire l’article.

Les indices boursiers ont en grande partie récupéré le terrain perdu depuis l’éclatement de la crise du coronavirus. Mais ce redressement est surtout le fait de quelques géants de la Tech et de très nombreuses sociétés de qualité se traitent encore à des prix sacrifiés. Pour l’investisseur, c’est l’occasion de réconcilier valeur et croissance, tout en se reconnectant avec l’économie réelle.

Un net décalage entre bourse et économie

Cette année, les observateurs de l’économie et des marchés financiers seraient largement pardonnés de se sentir un peu schizophrènes. En effet, malgré une forte chute au début de la pandémie, les marchés ont pratiquement tous rattrapé leur baisse du premier trimestre et apparaissent ainsi largement déconnectés de la réalité économique. Car si les indices boursiers sont bientôt tous en territoire positifs pour cette année, les statistiques montrent sans ambiguïté que l’activité économique a subi son plus gros coup de frein depuis la seconde guerre mondiale, sans même prendre en compte une éventuelle deuxième vague du COVID 19 et le re-confinement qui s’ensuivrait. Alors de deux choses l’une : soit la bourse a raison et l’économie va donc se redresser de manière spectaculaire dans la deuxième moitié de l’année, soit les investisseurs ont pêché par excès d’optimisme, et dans ce cas le risque de correction est important cet été, lorsque la reprise économique ne sera pas au rendez-vous.

Une concentration inquiétante

Il faut toutefois relever que le rebond rapide des bourses s’explique avant tout par la bonne performance d’un très petit nombre de titres technologiques qui concentrent tous les regards, entre autres les fameux FANG – Facebook, Amazon, Netflix, Google (aujourd’hui devenu Alphabet) – auquel il faut ajouter Apple et Microsoft. En effet, outre le fait que leurs services dématérialisés ont largement profité du confinement généralisé, ces géants de la Tech bénéficient de l’absence d’inflation, des taux durablement bas et de l’évolution de plus en plus évidente vers une économie où les plus grandes sociétés excluent leurs plus petits concurrents incapables d’investir les sommes pharaoniques nécessaires pour rester compétitifs.

Cette concentration sur un très petit nombre de titres de très grandes sociétés, ainsi que sur quelques secteurs privilégiés par la situation actuelle, a été renforcée par le développement de la gestion passive et en particulier des ETF. En effet, on assiste à un cas d’école de cercle vicieux : Plus le cours de ces méga-sociétés monte et plus leur pondération augmente dans les indices, ce qui conduit les fonds indicés à augmenter leurs positions. Ces achats automatiques poussent à leur tour le cours de ces actions vers le haut, ce qui entraîne une hausse de leur part dans les indices et ainsi de suite. Aujourd’hui, Microsoft, Amazon, Alphabet, Apple et Facebook représentent à eux seuls 40% de l’indice NASDAQ et près de 20% du S&P 500 ! Le même phénomène s’observe également en Europe et en Asie.

Value vs. Growth : un débat devenu vain

Cette situation rend moins pertinente l’éternelle querelle entre les adeptes des sociétés de croissance et les tenants d’une gestion orientée sur la valeur. Pour mémoire, rappelons que la recherche financière montre clairement qu’historiquement, l’investissement « value », c’est-à-dire dans les titres dont le niveau d’évaluation relatif à leur valeur d’actifs nets ou à leur bénéfice par action est bas ou encore les sociétés qui versent des dividendes élevés, est plus profitable que l’achat de titres dont la croissance des bénéfices est élevée, mais qui s’échangent à des multiples plus élevés. Si cette observation s’est confirmée sur la durée, il y a toutefois eu de longues périodes pendant lesquelles ce sont les titres de croissance qui ont obtenu les meilleurs résultats. On se souviendra par exemple de la période qui a précédé l’éclatement de la bulle Internet. Plus récemment, nous avons vécu l’une des plus longues périodes de surperformance des valeurs de croissance, à tel point que de nombreux observateurs prédisent la fin de la gestion « value ».

Mais, alors que les investissements mondiaux se concentrent sur quelques grandes méga-capitalisations, cette question de style a perdu de son intérêt. Car, de plus en plus de titres sont tout simplement ignorés par les investisseurs et les instituts d’analyse, sans tenir aucun compte de la croissance de leurs bénéfices ou de leur valorisation. Cette tendance a d’ailleurs été accélérée par l’introduction de la réglementation MIFID II en Europe, qui a rendu prohibitif pour les banques d’investissement de consacrer des ressources au suivi des plus petites valeurs.

Une opportunité unique

En conséquence, on trouve aujourd’hui de plus en plus de sociétés de taille moyenne ou de petites valeurs qui ont de quoi séduire les adeptes des deux styles d’investissement, en faisant preuve à la fois d’une forte croissance des bénéfices et d’une sous-évaluation importante par rapport à leur valeur intrinsèque. C’est ce que l’on pourrait appeler la « croissance à prix cassés » ou « growth at value prices ». De fait, quelle que soit notre position dans la querelle des « growth » contre les « value », les marchés offrent actuellement une opportunité unique de trouver des sociétés moins visibles, plus petites, mais qui possèdent d’excellentes perspectives bénéficiaires avec des valorisations relativement faibles.

Se reconnecter à l’économie réelle

Il est sans doute trop tôt pour dire si ces changements seront durables et pour prédire la mort de tel ou tel style de gestion. Mais il est cependant bon de rappeler que le but même de la gestion d’actifs est de prédire des cash-flows futurs pour leur donner un prix relatif par rapport à l’ensemble des opportunités d’investissement disponibles. Ce deuxième élément – le prix payé pour ces cash-flows – reste l’élément déterminant pour la performance à long terme d’un portefeuille. Dans une période où les marchés semblent déconnectés de la situation économique réelle, cela reste la meilleure manière de garder les pieds sur terre et de réduire les risques dans les marchés actions.