Durabilité : Devancer les standards plutôt que les suivre

Cette chronique de Jean Keller est parue dans Le Temps du 10 octobre 2022. Lire l’article en PDF.

Les règles d’autorégulation sur la durabilité publiées par l’AMAS semblent bien insuffisantes pour une place financière qui ambitionne de devenir un centre d’excellence en matière de finance responsable.

La conférence Building Bridges a occupé les esprits la semaine dernière et a été un grand succès. L’idée de faire le lien entre la Genève Internationale, les autorités, les épargnants et la place financière a prouvé sa nécessité et la Ville résonne encore des nombreuses présentations et discussions de niveau particulièrement relevé qui ont égrainé la semaine autour de l’investissement responsable. Depuis sa création en 2019, l’événement a pris de l’ampleur et a su trouver sa place au niveau international. En accueillant 2’500 participants et orateurs venus du monde entier, notre place financière ajoute un atout de plus à son jeu et peut se positionner comme un acteur crédible dans un domaine qui s’annonce décisif pour les prochaines décennies.

Une évolution indispensable

Le choix de l’investissement responsable constitue une transformation essentielle dans la gestion de l’épargne – qu’elle soit individuelle ou collective – qui a été au cœur de la stratégie de la place helvétique après la mort du secret bancaire. En effet, il faut bien admettre que, s’étant concentrée pendant des décennies essentiellement sur le développement de la banque privée, la Suisse avait pris du retard dans le développement de l’activité d’Asset Management. Les changements radicaux dans les conditions-cadres nous ont forcé à redéfinir nos axes stratégiques, pour nous diriger vers la génération d’alpha, ce fameux Saint Graal de la gestion de fortune. Pour atteindre ces objectifs, Genève a investi massivement dans le développement de nouvelles compétences et a renforcé ses activités de gestion d’actifs partout où elle pouvait. Dans cette mutation, les principaux acteurs de la place ont misé massivement sur la finance responsable et plusieurs initiatives dans ce sens ont ainsi vu le jour, dont la conférence Building Bridges est devenue le fer de lance. Pour une fois, nous pouvons nous féliciter d’un beau succès local qui nous place clairement dans le paysage de la gestion globale.

L’écoblanchiment ne va plus rester impuni

Pour soutenir cette évolution vers une finance responsable, la Suisse doit toutefois impérativement renforcer son cadre réglementaire et édicter des règles claires pour définir les contours des produits financiers qui aspirent à intégrer des critères de durabilité. L’Union Européenne l’a fait en développant tout un arsenal législatif régissant les comportements des gestionnaires actifs dans ce segment. Dans ce but, l’entrée en vigueur de la directive SFDR en mars 2021 et le développement de la Taxonomie européenne constituent des avancées importantes qui serviront d’exemple aux autres places financières souhaitant structurer ces activités et surtout éviter le fameux « greenwashing », à savoir la labélisation purement cosmétique de produits annoncés comme durables afin d’augmenter leur attractivité sans véritablement en modifier la gestion. Car il ne s’agit plus de simples règles de façade : Le patron du leader allemand de la gestion d’actifs DWS a ainsi dû démissionner en juin dernier, après une perquisition dans ses bureaux en raison de soupçons sur la véracité du classement ESG de certains fonds. Aux USA, la SEC s’en est prise avant l’été à BNY Mellon et Goldman Sachs pour des motifs similaires. En France, l’AMF a d’ores et déjà annoncé son intention de procéder à des contrôles auprès des gérants d’actifs, afin de vérifier la cohérence entre les intentions annoncées et les investissements effectivement réalisés.

Une autorégulation bien sommaire

Il y a quelques jours, l’Association pour l’Asset Management en Suisse (AMAS) a édicté à son tour des règles sous forme d’autorégulation afin de cadrer les différentes revendications de durabilité faites par les gestionnaires suisses. Si cet effort normatif est louable, il reste largement insuffisant pour soutenir les prétentions de la place financière suisse en matière de durabilité. Il est en effet illusoire de penser que l’alignement de quelques bons principes plutôt vagues, se limitant à une dizaine de pages et sans véritable conséquence en cas de violation, puisse être à la hauteur du moment, alors que nos voisins s’arment d’un arsenal législatif bien plus approfondi et abouti. La Conseillère d’Etat Fabienne Fisher disait dans ces mêmes colonnes la semaine dernière : « Nous avons besoin très rapidement d’une taxonomie robuste, de critères de durabilité clairs et incontestables. Il y va de la crédibilité de Genève comme pôle d’expertise mondial de la finance verte ». Force est de constater que pour l’instant, cet outil réglementaire fait défaut. La place doit donc rapidement et énergiquement appeler de ses vœux un cadre bien plus contraignant et compétitif, qui aille au-delà d’un modèle d’autorégulation très flou. A cet égard, la Suisse sera bien avisée de tirer les leçons du passé. De fait, alors que nos banques ont cru pendant longtemps que leur autorégulation en matière de diligence contre le blanchiment suffisait à les protéger de la pression internationale, tel n’était pas le cas et le secret bancaire a fini par imploser en 2009, avec des dégâts d’image importants pour notre place financière qui traine toujours une réputation difficile malgré les progrès considérables réalisés.

Du Swiss Finish au Swiss Suivisme

D’aucuns craignent l’apparition d’un « Swiss Finish », un réflexe fréquent en Suisse lorsque l’on reprend une législation européenne et qui se traduit par une sévérité et un niveau de complication exagérés. Mais le prix de nos ambitions en matière de durabilité est une cautèle législative et réglementaire crédible, à l’instar de nos voisins. Pour avoir une chance de devenir un centre d’excellence dans le domaine, nous devons nous placer résolument aux avant-postes et non à l’arrière-garde du peloton. En effet, en se contentant de suivre de loin ses concurrents, personne n’a jamais remporté une course !

En l’absence d’un cadre solide, tous les autres efforts qui ont été consentis en Suisse risquent d’être réduits à néant et l’on videra de leur substance les discussions passionnantes qui ont eu lieu la semaine dernière à Genève. Il est vrai que cela semble une somme considérable de travail pour notre Parlement et la FINMA, alors que d’autres dossiers pressants agitent le monde politique. Mais c’est seulement à ce prix que notre place financière gardera la crédibilité essentielle lui permettant d’envisager l’avenir avec confiance.