Financer le futur après la pandémie

Cette chronique de Jean Keller est parue dans Le Temps du 14 juin 2021. Lire l’article en PDF.

Après avoir dépensé sans compter pendant la pandémie pour soutenir leur économie, les États occidentaux vont désormais devoir réduire leur endettement, au moment même où ils devront consentir d’énormes investissements pour mener à bien leur transition énergétique. Heureusement, le financement privé des infrastructures permet de résoudre ce casse-tête. Mais si cette solution est bien éprouvée en Europe, elle est encore mal perçue en Suisse.

Alors que l’effet des vaccins et des mesures sanitaires commence enfin à se faire sentir en Europe, la reprise de l’activité économique s’annonce déjà vigoureuse, même si des doutes persistent quant au niveau précis de la croissance, de l’inflation et de l’accroissement des bénéfices qui prévaudront à la sortie de cette pandémie. Mais une chose est sûre : les gouvernements occidentaux vont être confrontés à des niveaux d’endettement élevés pendant toute la prochaine décennie. C’est aussi le cas pour la Suisse, qui est pourtant entrée dans cette crise avec un endettement très faible et des finances relativement saines en comparaison internationale.

Des potions amères au pire moment

Le retour à l’équilibre exigé par les règles européennes ou le frein à l’endettement prendra du temps et sera douloureux. Car pour réduire la dette, la recette est relativement simple : faute d’inflation suffisante pour diminuer la charge de la dette et sans possibilité réaliste d’augmenter les recettes fiscales, il va falloir tailler dans les dépenses pour retrouver une rigueur budgétaire, avec toutes les conséquences sociales que l’on sait. Malheureusement, ces contraintes arrivent au pire moment, puisque les États se sont presque tous engagés dans un processus de transition énergétique, qui va impliquer de gros investissements dans des nouvelles infrastructures de production et de transmission d’électricité. Par ailleurs, de l’avis général, les infrastructures mondiales sont en mauvais état et nécessitent de gros travaux de rénovation ou d’amélioration. Bref, des besoins accrus et des ressources budgétaires réduites, la situation semble sans issue.

Une solution reconnue partout sauf en Suisse

Il existe pourtant des solutions éprouvées pour financer les besoins en infrastructures, qui soulagent les budgets publics et compensent le manque de moyens des pays occidentaux pour y faire face. Elles passent par la mobilisation du secteur privé pour le bénéfice de tous, avec par exemple les partenariats public-privé (PPP). S’il s’est bien développé en Europe, notamment au Royaume-Uni et en France, le financement privé d’infrastructures publiques est encore trop peu répandu en Suisse. Il faut dire que notre pays jouissait jusqu’à présent d’une grande prospérité et d’un niveau d’endettement à faire pâlir nos voisins de jalousie. Par conséquent, les collectivités publiques suisses ont pu financer la plupart des infrastructures du pays à travers l’impôt et le recours à la dette publique. A cet égard, la construction des deux tunnels de base sous les Alpes, le Lötschberg et le Gothard, sont des exemples édifiants : la Confédération a pu sans sourciller financer deux des plus grands travaux d’infrastructure du siècle. C’est une situation unique au Monde qui nous est enviée. Mais elle a cependant occulté d’autres solutions et favorisé une trop grande méfiance vis-à-vis du secteur privé.

Des épaules trop faibles pour supporter plusieurs projets de front

Or, la détérioration de notre équilibre budgétaire rend désormais inenvisageable de pouvoir répondre à tous nos besoins actuels en infrastructure en ne comptant que sur nos gouvernements cantonaux ou fédéral pour les financer. Par ailleurs, en faisant peser sur les seules épaules publiques la charge de financer les projets d’infrastructure, on se condamne à ne pouvoir les effectuer que l’un après l’autre, ce qui retarde de nombreux projets pourtant urgents.

Pour résoudre ces dilemmes, le recours au secteur privé pour compléter l’action gouvernementale est une solution idéale. En effet, notre pays dispose d’une solide épargne collective, sous la forme des actifs des fonds de prévoyance, qui pourrait être déployée dans ce but. Que ce soit pour développer des sources de production électrique neutres en CO2, renforcer nos réseaux de fibre optique ou rénover nos infrastructures sociales et routières, il existe pléthore de projets pour lesquels les mécanismes de financement privé permettraient d’obtenir des rendements en francs suisses largement plus élevés que les taux d’intérêt actuels. On ferait ainsi d’une pierre deux coups : non seulement on financerait simultanément un grand nombre de projets importants, mais on contribuerait également à améliorer les revenus de nos fonds de pension.

Il faut briser notre préjugé suisse

Malheureusement, en Suisse, certains préjugés, profondément ancrés dans nos habitudes de financement public des infrastructures, freinent l’implication du secteur privé. Il faudrait pourtant les surmonter car cela présenterait le double avantage de laisser le gouvernement se concentrer sur l’action sociale, si nécessaire après une telle crise, et d’utiliser les avoirs de retraite en mal de rentabilité pour renforcer nos infrastructures.

Certes, ces dernières années, les caisses de pension ont déjà bien augmenté leurs investissements en infrastructure, mais ces projets sont encore largement localisés à l’étranger. Dès lors, il s’agit d’une perte de potentiel pour notre pays d’autant plus dommageable que les besoins locaux sont pressants et qu’il importe de développer notre savoir-faire dans ce domaine. Les infrastructures forment un élément essentiel de l’économie et les gains en productivité qui en dérivent bénéficient à toute la collectivité. Il serait donc préjudiciable de nous enferrer dans une position doctrinaire sur la base d’une méfiance très subjective, car ces résistances peuvent être surmontées en posant un cadre de fonctionnement cohérent. L’expérience de nos pays voisins a montré qu’il était possible – à travers des mécanismes clairs de transfert de risque – de renforcer l’action de l’Etat pour le grand bien de la communauté.