Greta ne peut pas rester passive !

QUAERO Capital - Word from the CEO
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Cette chronique de notre CEO Jean Keller a été publiée dans Le Temps du 18 novembre 2019. Lire l’article.

La gestion passive est partout. Mais son poids grandissant a des conséquences négatives insoupçonnées et elle atteint clairement ses limites lorsqu’elle s’attaque à l’investissement responsable.

Une guerre des prix sans merci

La gestion passive a littéralement explosé au cours des dernières années, en particulier à travers le développement spectaculaire des ETF, à tel point qu’elle a maintenant dépassé la gestion active dans plusieurs classes d’actifs. Cette industrie concentre ainsi une part croissante de l’épargne mondiale dans les mains d’un très petit nombre d’acteurs, qui forment un oligopole très exclusif. Ainsi, aux Etats-Unis, les trois plus grands acteurs contrôlent quelque 80% du marché des ETF. Il faut dire que leurs marges étant minuscules, seuls des géants globaux parviennent à survivre à la concurrence sans merci qui existe dans le secteur. Cette guerre des prix a atteint un tel paroxysme que plusieurs maisons américaines offrent désormais des ETF sans commission de gestion, ni courtage !

Des effets pervers insoupçonnés pour les consommateurs

Mais le problème majeur vient du poids énorme que commence à prendre la gestion passive dans l’actionnariat des entreprises. Cette part représente déjà plus de 18% des actions des 100 plus grandes sociétés cotées aux Etats-Unis et ne cesse de s’accroitre. Et là, ce type de capitalisme ne peut plus jouer son rôle d’allocation du capital de manière efficace. C’est sans doute un point essentiel qui échappe souvent à l’attention du public et complètement à celle des legislateurs : lorsque l’allocation du capital est passive, les investisseurs n’expriment plus leurs préférences et la compétition s’en trouve diminuée. Les flux de capitaux ne se dirigent plus vers les sociétés les plus efficaces, les plus rentables ou les plus désirables, mais uniquement vers celles qui ont le plus grand poids dans l’indice  ! Cette distorsion est de taille et a des conséquences pour notre société dans son ensemble. Car si la majorité des grandes entreprises d’un secteur est contrôlée par les mêmes actionnaires, essentiellement passifs, on s’expose très vite à une diminution de la concurrence. Ainsi, une étude de la Harvard Law Review montre que, de 2013 à 2015, les investisseurs institutionnels détenaient 77% du capital des compagnies aériennes, ce qui a conduit à une augmentation du tarif moyen des billets. La même constatation a été faite dans le secteur des banques et des pharmacies.

Au tour de l’investissement responsable

D’abord restreints aux grands indices mondiaux, des ETF ont progressivement été proposés sur toutes les idées d’investissement concevables. A l’heure où Genève tente de s’imposer comme un leader de l’investissement responsable, il n’est pas anodin de relever que les gérants passifs s’attaquent désormais à ce bastion de la gestion active qu’est l’investissement ESG. Il faut dire que la demande est forte et qu’un gérant d’actifs qui ne propose pas ce genre de stratégie aujourd’hui est pratiquement disqualifié d’entrée. Cet engouement ne s’explique d’ailleurs pas uniquement par un effet de mode, mais repose surtout sur deux constats. Tout d’abord, comme le montrent plusieurs études, les entreprises vertueuses du point de vue des trois critères ESG ont une meilleure performance en bourse. Par ailleurs, la gestion responsable permet d’éviter des risques majeurs en cas de catastrophe naturelle ou d’infraction aux normes. Il suffit de se rappeler les USD 44 milliards qu’a coûté à BP la catastrophe des champs de pétrole Deepwater Horizon dans le Golfe du Mexique ou les énormes dégâts qu’a causé à VW le Dieselgate, non seulement en termes financiers (plus de EUR 5 milliards d’amendes à ce jour, sans compter le coût des rappels de véhicules et des réparations) mais surtout en termes d’image.

En l’absence de sanctions, la main invisible ne fonctionne plus

Le capitalisme repose sur l’idée que la concurrence pour la maximisation de l’utilité marginale, matérialisée jusque très récemment par les profits et incluant désormais ces critères ESG, alloue le capital de manière efficace et rapide pour sa meilleure utilisation sociale. C’est l’essence de ce qu’Adam Smith appelait la « main invisible ». En temps normal, les actionnaires insatisfaits peuvent la sanctionner soit en votant, soit en vendant leurs actions et en faisant ainsi chuter leur cours en bourse. Cela crée une vraie sanction et donc une réelle motivation pour les dirigeants car, non seulement cela augmente le coût du capital pour l’entreprise, mais cela impacte également directement leur rémunération, qui est le plus souvent liée au cours de l’action. Mais ce mécanisme de régulation ne s’exerce pas normalement lorsque la Direction et le Conseil d’administration savent pertinemment que leurs actionnaires leur sont acquis, étant donné qu’ils détiennent leurs titres de manière structurelle en raison de leur pondération dans un indice.

Voter de façon éclairée

Certains fournisseurs de gestion passive essaient de contrer cette critique en déclarant vouloir exercer leurs droits de vote, une mesure qui est malheureusement le plus souvent insuffisante, parce que 90% des votes de la gestion passive se font en faveur du management. Car voter de façon informée exige une analyse fine et coûteuse, ce que la guerre des prix féroce qui règne dans le secteur rend difficile. Dans le meilleur des cas, l’analyse sera superficielle et se concentrera sur les positions les plus importantes. Mais le point le plus critique est que faire entendre sa voix dans les assemblées générales ne suffit pas : Il faut également voter avec son portemonnaie, en vendant le titre si le management ne respecte pas les critères voulus.

L’oxymore de la gestion passive ESG

Une autre parade explorée par certains offrants est de proposer des ETF basés sur des indices spécifiques qui, soit excluent les secteurs les moins vertueux comme le tabac ou les armes, soit se concentrent sur les sociétés ayant les meilleures notes ESG. Là où le bât blesse, c’est que les fournisseurs d’indices ne sont pas des spécialistes de l’analyse ESG et se contentent en général d’une approche mécanique binaire non transparente. Le résultat s’apparente donc plutôt à du « greenwashing » qu’à une réelle gestion responsable. Car une vraie analyse ESG doit absolument être qualitative, en examinant chaque entreprise individuellement sur la façon dont elle exerce son activité. Le manque de transparence ou de responsabilité inhérente à une méthodologie basée sur les agences de rating, dont la crise de 2008 nous a fait comprendre les faiblesses, n’est qu’un pis-aller face aux défis auxquels nous faisons face. Il faut bien l’admettre, Greta vote pour la gestion active.