Infrastructure : le financement public ne suffit pas

Cette chronique de Jean Keller est parue dans Le Temps du 10 octobre 2022.

Les besoins en infrastructures sont tels que même les plans gouvernementaux massifs devront nécessairement être complétés par des fonds privés. Ça tombe bien : ces placements sont particulièrement intéressants, notamment en période d’inflation.

 Que ce soit aux Etats-Unis, en Chine ou en Europe, les gouvernements redoublent d’annonces de plans de soutien massifs aux infrastructures, notamment dans le domaine des énergies renouvelables, des télécommunications et des infrastructures sociales. Sous la pression des opinions publiques, il semble que les dirigeants prennent enfin la mesure de l’urgence climatique et passent de la parole aux actes en mettant la main au porte-monnaie.

Un net retard dans les investissements

Il faut dire que les principaux pays du monde avaient accumulé un grand retard dans la modernisation de leurs infrastructures. Ce n’est malheureusement pas étonnant car ces investissements sont habituellement les premiers à souffrir en cas de restrictions budgétaires. C’est pourquoi on a vu ces dépenses diminuer après la crise financière de 2008, un mouvement encore accéléré en Europe au moment de la crise de la dette souveraine. Dans 24 pays sur 28 pays de l’UE, on a ainsi enregistré entre 2007 et 2017 un recul des investissement publics en infrastructure en pourcentage du PIB. En Europe, les dépenses publiques dans ce domaine se situaient en 2018 ainsi juste en dessous de 3% du PIB, un niveau comparable à celui des USA mais bien en dessous du Japon et de la Corée du Sud, qui y consacrent près du double. Le financement privé de ces projets ayant également régressé en parallèle, les investissements totaux sont ainsi passés de 22.4% du PIB en 2007 à 20.1% en 2017. Il en résulte un énorme retard entre besoins et investissements effectifs qui doit désormais être comblé à grands coups de milliards.

L’Europe et les USA mettent les bouchées doubles

Heureusement, la situation est en train de changer à vitesse grand V, avec des investissements massifs, accélérés en Europe par la guerre en Ukraine qui a remis en pole position la question vitale de l’indépendance énergétique. En effet, après l’European Green Deal, qui prévoit EUR 7 trillions d’investissements, et le plan de relance post-COVID Next Generation EU, qui alloue une enveloppe de EUR 750 milliards d’ici 2027, il y a le programme « Fit for 55 », qui vise à réduire les émissions de 55% d’ici 2030 à l’aide d’un investissement de EUR 3.7trn, sans oublier le plan REPowerEU, qui entend réduire drastiquement notre dépendance au gaz russe grâce à EUR 210 milliards investis d’ici 5 ans.

Aux Etats-Unis, la loi IRA votée cet été représente le plus gros investissement fédéral jamais réalisé pour lutter contre le changement climatique et prévoit USD 369 milliards de dépenses en faveur des énergies renouvelables et de la lutte contre le réchauffement. Ces mesures constituent un soutien majeur à tous les domaines des infrastructures, notamment la production d’énergies renouvelables et l’électrification des transports.

Des investissements privés indispensables

Malgré l’importance des montants prévus, il faut toutefois être conscient que l’argent public ne suffira pas pour mener à bien la modernisation de l’infrastructure, en particulier énergétique. Il faut absolument le compléter par des financements privés, que ce soit directement à travers des entreprises ou par des partenariats public-privé. Heureusement, ceci n’implique pas de sacrifices du côté des investisseurs, au contraire, car les investissements en infrastructure disposent d’atouts non négligeables. En effet, ils offrent le plus souvent des rendements attrayants et récurrents à très long terme, offrant ainsi une bonne visibilité. Par ailleurs, les contreparties sont généralement des structures robustes, souvent garanties par l’Etat et qui reposent sur des mécanismes éprouvés de transfert de risques. La demande pour la plupart des infrastructures est très inélastique et il existe le plus souvent de fortes barrières à l’entrée pour de nouveaux concurrents dans un secteur souvent dominés par des monopoles locaux. Faiblement corrélés aux marchés financiers et aux autres classes d’actifs, peu sensibles aux cycles économiques, ces placements représentent de plus une diversification bienvenue.

Une bonne protection contre l’inflation

Mais surtout, autre argument en leur faveur et non des moindres, les investissements en infrastructure offrent une bonne protection contre l’inflation. En effet, la plupart des projets d’infrastructure bénéficient de revenus indexés à l’indice des prix à la consommation, ce qui permet d’ajuster leur chiffre d’affaires en cas d’inflation comme c’est le cas actuellement et donc les rendements des actionnaires. Alors que ce phénomène, que l’on avait un peu oublié depuis trente ans, est devenu une préoccupation majeure pour la population et les investisseurs, les infrastructures représentent donc une alternative particulièrement attrayante.

La Suisse se réveille doucement

En Suisse, en raison de la bonne santé financière de la Confédération et de la plupart des cantons, les infrastructures sont le plus souvent financées par les collectivités publiques. Mais les mesures de soutien à l’économie pendant la pandémie ont mis à mal les finances publiques et on peut supposer que les investissements privés ou les partenariats public-privé vont devenir plus populaires dans les années à venir. C’est d’autant plus vital que la crise énergétique actuelle nous a rappelé de façon douloureuse que notre pays aussi devait investir massivement pour aboutir à notre indépendance énergétique. Que ce soit en matière de développement de l’éolien et du solaire, ou de la création d’un réseau de stations de recharge pour véhicules électriques, les besoins de financement sont énormes. Les investisseurs privés, notamment institutionnels, devront donc être mis à contribution. Signe peut-être que les choses évoluent dans le bon sens, l’adoption par le Parlement fédéral d’un nouveau véhicule de placement collectif, le L-QIF ou Limited Qualified Investor Fund, qui évitera de devoir obtenir l’autorisation de la FINMA pour mettre rapidement en place une structure réservée aux investisseurs institutionnels.