Jouons les apprentis sorciers !

QUAERO Capital - Word from the CEO
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Cette chronique de notre CEO Jean Keller a été publiée dans Le Temps du 2 septembre 2019. Lire l’article.

Au risque d’enfoncer une porte ouverte, force est de constater que les politiques monétaires expansives de ces dix dernières années nous ont menés dans une impasse. Car si le « Quantitative Easing » a certainement contribué à sauver l’Europe d’une catastrophe économique, il faut bien admettre que nous avons atteint les limites du modèle et qu’il est urgent de trouver d’autres outils de politique conjoncturelle afin relancer la consommation moribonde sur le Vieux Continent.

Dans ce contexte, la problématique des taux négatifs a refait surface cet été et la récente réunion des banquiers centraux à Jackson Hole a remis les questions monétaires sur le devant de la scène. De plus en plus de voix se font ainsi entendre pour exposer les lacunes d’une politique monétaire extrêmement accommodante comme seul outil utilisé pour éviter une « japonification » de nos économies, à savoir une longue période de stagnation et de déflation. C’est d’autant plus le cas en Suisse que notre pays souffre de l’effet valeur refuge du franc, qui fait monter notre monnaie et oblige la BNS à redoubler d’énergie pour l’affaiblir et donner un peu d’oxygène à nos exportations asphyxiées.

Quand la réalité dément la théorie

Plusieurs aspects du débat sont surprenants et méritent qu’on s’y attarde. Tout d’abord, il faut souligner que les quantités astronomiques de liquidité déversées dans le système bancaire n’ont pas engendré de véritable reprise, ce qui aurait normalement dû se produire du fait de l’assouplissement des conditions monétaires. En effet, la théorie voudrait que l’afflux de liquidités dans les banques favorise le crédit et stimule ainsi la demande d’investissement grâce à des taux d’intérêt plus bas. Cependant, la réalité est que, depuis 2011, les liquidités ont eu plutôt tendance à rester dans le système financier et n’ont ainsi pas réussi à doper l’investissement et donc à nous faire sortir de la stagnation. De fait, cet afflux d’argent a plutôt soutenu la demande pour les actifs financiers, favorisant ainsi les plus riches qui ont seuls les moyens de placer leur argent. Cet argent bon marché n’a donc pas bénéficié aux couches les plus larges de la population, creusant ainsi les inégalités et faisant le lit des populistes.

Nos économies ont changé

La raison de cet état de fait provient d’un changement important dans la structure de nos économies. En effet, à l’heure où les grands succès industriels comme Facebook, Google ou d’autres fameuses licornes ne nécessitent plus de grands investissements en capital, le rôle du crédit bancaire est devenu partiellement secondaire dans une économie du savoir et de la compétence. De plus, les banques sont très mal équipées pour prêter à une économie de services, pour laquelle il est plus difficile de sécuriser les emprunts contre un gage physique comme une machine ou une usine. Par ailleurs, des règlementations draconiennes en matière de risque ont considérablement réduit la capacité des établissements de crédit à prêter à l’économie. De fait, les règles actuelles en matière de ratio en capital ont été un véritable frein à la transmission de la politique monétaire des banques centrales à l’économie réelle.

Remettre l’austérité en question

Il semble donc tout à fait normal que de nombreuses voix s’élèvent actuellement pour demander à revoir les différents aspects de nos politiques conjoncturelles. La première piste est bien évidement la remise en cause de notre aversion à toute forme de relance budgétaire. Force est ici de constater que l’austérité tant demandée par les voix conservatrices n’a pas été la panacée annoncée, même si elle a servi de rétribution pour une frange ultra-libérale de l’économie heureuse de tordre le cou à la démocratie sociale. Certes, au prix de sacrifices énormes des populations les plus faibles, certains pays comme l’Espagne et le Portugal ont réussi à restructurer leurs économies. Mais le résultat a été un profond désillusionnement politique dont nous n’avons pas fini de payer le prix.

Les effets pervers des taux négatifs

Mais la conséquence la plus grave a été la destruction de l’épargne collective à travers les taux négatifs et la mauvaise prise en compte du risque dans les marchés obligataires. Rappelons que la Confédération (mais il en va de même pour d’autres pays européens) peut aujourd’hui emprunter à des taux négatifs sur une durée de près de 50 ans. Pour mesurer l’absurdité de cette situation, il faut réaliser que cela signifie qu’un investisseur, et donc Monsieur Tout-le-monde à travers son fonds de pension, paie aujourd’hui 216 francs une obligation de la Confédération qui ne sera remboursée qu’à 100 francs en 2045 ! Pourquoi donc ne pas exploiter cette inefficience des marchés pour emprunter en masse et investir pour la transition énergétique ou la formation ? Quelle est l’utilité d’aligner des surplus budgétaires annuels avec la régularité d’une horloge (suisse) alors que l’argent nous est offert par les conséquences irrationnelles d’une politique monétaire à la dérive ? Est-on si riche que nous puissions nous permettre de détruire notre épargne afin de préserver une idéologie d’une ère passée ?

Soyons des cobayes !

Finalement, ne serait-il pas temps de recourir à d’autres outils de politique monétaires qui n’ont jusqu’ici pas été utilisés ? Ainsi, avant d’entrer en poste, l’ancien président de la Réserve Fédérale Ben Bernanke avait fait sa réputation avec un article fameux sur le « helicopter money » qui consiste à distribuer de l’argent directement aux consommateurs. Pourtant, alors que nous sommes clairement arrivés à l’heure des questionnements, aucune banque centrale ne parle de changer de cap et nous nous dirigeons une fois de plus vers une baisse des taux généralisée autour du monde.

Il parait qu’Einstein disait que la preuve de la folie, c’est de refaire toujours la même chose et d’attendre des résultats différents. Alors que le problème le plus pressant pour notre économie est clairement la destruction de notre épargne à travers des taux négatifs généralisés, ainsi que la force de notre monnaie, ne serait-il pas temps d’avoir le courage d’expérimenter avec d’autres méthodes qui existent et qui sont appelées de leurs vœux par de plus en plus d’économistes ? A ceux qui disent qu’il ne faut pas jouer les apprentis sorciers, rappelons qu’avec notre immense surplus de crédibilité, nous sommes idéalement positionnés pour expérimenter de nouvelles pistes un peu plus originales !