La déferlante coréenne n’a pas besoin de la Chine

En 2006, la société de production coréenne CJ E&M s’est fixé comme objectif que « le monde entier visionne des films coréens au moins 2 ou 3 fois par an, mange coréen 1 ou 2 fois par mois, regarde 1 ou 2 séries coréennes par semaine et écoute 1 ou 2 chansons coréennes par jour ». A l’époque, cette déclaration était presque risible. Aujourd’hui, alors que Squid Game – la série Netflix la plus populaire dans 94 pays – connaît un succès planétaire fulgurant, elle semble réalisable. Netflix a d’ailleurs annoncé son intention de consacrer un demi-milliard de dollars à la création de contenu coréen pour cette année.

La Chine aura été touchée par la vague coréenne (ou « Hallyu ») dès 2005 avec la sortie des émissions Mouchoir jaune et Joyau du palais. Cet engouement pour la culture coréenne sera cependant découragé par les autorités craignant un véritable lavage de cerveau parmi les fans chinois. En 2010, une bousculade fait des centaines de blessés lors du concert de Super Junior à l’Exposition universelle de Shanghai. Un excellent prétexte pour interdire les importations coréennes ! La Corée du Sud se voit contrainte de diversifier l’exportation de sa culture vers d’autres marchés. En 2012, la vague se transforme en tsunami avec la fameuse chanson Gangnam Style et son milliard de vues.

La recette du succès coréen réside dans l’universalité de son regard perçant sur la société et la culture modernes. Après tout, Parasite (Palme d’Or à Cannes en 2019 et 4 Oscars dont celui du meilleur film en 2020) et Squid Game commentent l’inégalité sociale croissante et l’absurdité des systèmes dits « méritocratiques » que l’on retrouve dans les sociétés capitalistes du monde entier. Il n’est pas étonnant que les Chinois aient interdit la diffusion de Squid Game (même s’il semble qu’il ait été visionné des millions de fois). C’est trop sombre, trop proche des angoisses sociales du pays.

La capacité de saisir avec précision et pertinence l’esprit du jour est extrêmement lucrative : Parasite a rapporté USD 259 millions et Netflix affirme fièrement que la série Squid Game a généré USD 900 millions. Mais le joyau de l’exportation culturelle coréenne est un « boys band » nommé BTS, qui génère un chiffre d’affaires estimé à USD 5 milliards par an, soit près d’un demi pour cent de l’ensemble du PIB sud-coréen.

Le succès exceptionnel du boys band repose sur son contenu original. Les paroles de leurs chansons traduisent les angoisses de la « génération N-po » en Corée. Elles font référence aux rêves auxquels les jeunes doivent renoncer (carrière, maison, mariage…), au chômage, à la précarité croissante et à la compétitivité étouffante. Cette situation est très similaire à celle de la « génération tang ping » en Chine, dont j’ai parlé précédemment, ou à celle des Millénials américains qui savent pertinemment qu’ils ne pourront jamais accéder au niveau de vie des Boomers.

Mais contrairement aux rappeurs ou influenceurs américains, qui se tournent vers le nihilisme, exprimant une grande colère envers la société ou se repliant sur eux-mêmes, le message véhiculé par BTS est imprégné de bienveillance, d’aspiration et d’espoir. Avec leur slogan « Love Yourself », ils veulent promouvoir le bien-être mental de leur audience. Leurs clips vidéo sont des productions (d)étonnantes, des explosions de couleurs, de musique et de danse. De vrais boosters du moral !

Le fan-club de BTS s’appelle ARMY (Adorable Representative M.C. for Youth). Il compte officiellement plus de 40 millions de membres dans le monde (presqu’autant que la population totale de la Corée du Sud). Pendant la pandémie de COVID, BTS a sorti une chanson intitulée « Permission to Dance« , qui exprimait son empathie envers ses fans confinés. Les seuls autres artistes qui, à ma connaissance, ont produit une chanson de solidarité sont Justin Bieber et Ariana Grande. Un an après cette sortie, Hybe, la holding cotée en bourse derrière BTS, a annoncé l’acquisition d’Ithaca Group, la holding derrière les deux artistes occidentaux. Probablement pas une coïncidence…

Une grande partie de la récente poussée réglementaire chinoise contre les « sissy boys » ou contre la « culture du fan club » est un rejet de la culture coréenne. Pourquoi tant de haine ? La première raison est géopolitique : les Chinois considèrent la Corée comme un allié des États-Unis. Ils ne veulent pas que les jeunes fraternisent avec l’ennemi. La deuxième est liée à l’influence que ce type de groupe peut avoir sur ses fans. Avec 40 millions de membres, le fanclub de BTS, ARMY (la bien-nommée), est près de 40 fois plus important que l’armée américaine et 20 fois plus important que l’armée chinoise. Lorsqu’il est orienté vers la consommation (de nombreux produits dérivés sont disponibles sur l’application Weverse), le dévouement des fans peut être très lucratif … mais il pourrait aussi s’avérer dangereux.

À un moment donné, certaines voix se sont levées pour dénoncer le caractère commercial de BTS et son incitation à la consommation. BTS a sorti la chanson Idol en réponse directe à cette critique. Nous voyons ARMY comme une communauté qui répond à un besoin spirituel de la jeunesse à défaut de pouvoir se réaliser matériellement.

Alors qu’autrefois les exportations de la culture coréenne dépendaient de la Chine, aujourd’hui la culture coréenne a fait ses preuves en tant que culture mondiale, et le « Hallyu » peut déferler sur tous les rivages, sans avoir besoin de la Chine.

Disclaimer : Nous détenons Hybe, le groupe qui possède BTS, Justin Bieber et Ariana Grande.