La domination des grands gérants d’actifs freine l’innovation

L’industrie de la gestion d’actifs a vécu une concentration sans précédent au cours des vingt dernières années, un phénomène qui s’est encore accéléré depuis la crise financière de 2008. On a ainsi assisté à la naissance de méga-marques mondiales qui ont attiré l’essentiel des flux de fonds, au point qu’aux Etats-Unis, les 10 plus grandes maisons de gestion collectent aujourd’hui près de 85% des flux totaux dans les fonds de placement.

Une offre souvent limitée à quelques noms

Cette cartellisation d’une industrie jusqu’alors très morcelée s’explique tout d’abord par l’émergence des grandes plateformes de distribution de fonds destinées à l’investisseur privé. En effet, pour bénéficier d’une visibilité suffisante auprès du grand public, les gérants d’actifs devaient disposer d’une marque globale forte, que seuls des groupes de grande taille ont eu les moyens de construire. De plus, afin de limiter leurs coûts, ces véritables supermarchés des fonds ont réduit leur offre aux seuls grands noms, d’ailleurs souvent les seuls à pouvoir payer les droits d’accès élevés exigés pour y apparaître. Ceci a conduit à un véritable cercle vicieux : les petits acteurs étant absents des plateformes, ces mastodontes de la gestion ont reçu la totalité des entrées d’argent et sont devenus encore plus grands. Malheureusement, en dépit de la position dominante de ces plateformes sur le marché de la gestion et sur la formation des prix, aucun effort de transparence ou de réglementation n’a été fait pour assurer une ouverture équitable à tous les acteurs de l’industrie.

Une concentration excessive accélérée par la réglementation

La crise financière de 2008 est également l’une des causes de cet appauvrissement du marché. En effet, elle a entraîné une augmentation sans équivalent de la réglementation financière et des exigences de compliance qui a asphyxié les petits acteurs, incapables de faire face à cette avalanche de coûts supplémentaires. Ceci a donc bénéficié aux grands groupes, qui étaient les seuls à pouvoir y faire face et qui, Schadenfreude oblige, étaient souvent ravis de voir leurs plus petits concurrents étouffer sous le poids des procédures. La crise de 2008 a également déclenché une aversion sans nuances pour le risque, ce qui a poussé les acheteurs à se limiter aux plus grands noms, partant de l’adage bien connu que personne n’a jamais perdu son travail pour avoir acheté des produits IBM… Cette tentation de se couvrir pour éviter les remontrances en cas de problèmes s’est malheureusement souvent faite au détriment des investisseurs, car la performance n’est pas forcément (et même souvent pas du tout) le point fort des grands groupes.

L’obsession sur les coûts nuit à l’investisseur

Par ailleurs, la guerre contre les coûts de gestion qui sévit depuis plusieurs années a incontestablement avantagé les acteurs de grande taille, qui sont les seuls à pouvoir réaliser des économies d’échelle. Cette préoccupation exclusive sur les frais aux dépens de la performance a ainsi abouti à une concentration quasi monopolistique du secteur, en renforçant des acteurs déjà dominants et en rendant toute concurrence impossible pour des petites structures incapables de s’aligner en termes de prix. Il est à noter qu’actuellement l’un des plus grands acteurs du marché a décidé d’offrir un fonds sans frais, ce qui paraît extraordinaire pour une activité économique qui se targue d’être à forte valeur ajoutée. Pourtant, si la baisse des coûts est effectivement un but important et éminemment louable, elle ne doit pas faire oublier l’importance primordiale de la création de performance. Quel est en fin de compte l’avantage de frais infimes si cela se fait au détriment de la capacité de l’industrie à se renouveler et surtout à générer une performance maximale après déduction des frais de gestion.

Un frein à la création de valeur

Plus fondamentalement, cette guerre des prix ne se fait-elle pas au détriment de la capacité de l’industrie à se renouveler et surtout à générer le meilleur résultat possible pour l’investisseur ? Car cette phénoménale transformation de l’asset management en un véritable oligopole empêche la fameuse « destruction créatrice » chère à Schumpeter. En effet, au lieu de permettre à de nouveaux arrivants de bousculer l’ordre établi et de forcer tous les acteurs à s’améliorer, cette concentration extrême bride la créativité, limite les rendements potentiels des investisseurs et conduit à un appauvrissement considérable en matière de gestion de l’épargne collective. A trop se concentrer sur un seul aspect de l’équation, les coûts, on se retrouve dans la situation d’une équipe de football qui placerait 10 joueurs en défense et oublierait qu’il faut marquer des buts pour gagner. Dans l’industrie de la gestion d’actifs, cela se traduit par une lutte constante pour la baisse des coûts, à travers l’indexation, l’automatisation et le volume, au détriment de la qualité de la gestion (c’est-à-dire la performance nette ajustée du risque) et de l’innovation (par exemple, avec le développement de stratégies sophistiquées comme l’ont fait les hedge funds dans les années 90).

Briser les oligopoles pour résoudre la crise des retraites

Enfin, la cartellisation de l’asset management conduit à un appauvrissement considérable de la gestion de l’épargne collective. En effet, l’expérience montre de manière irréfutable que les marchés oligopolistiques aboutissent à une baisse de la performance et à une diminution de l’innovation technologique par rapport à des marchés ouverts et transparents. De fait, à n’utiliser que les coûts comme critère de choix, on oublie de protéger le terreau industriel favorable à une saine compétition et à une course à la performance. Or, l’amélioration des résultats de gestion est cruciale pour la survie de notre système de retraite, mis à mal par le vieillissement continu de la population et la persistance de taux d’intérêt bas. Grâce à l’effet magique des intérêts composés et à la durée très longue des investissements d’une caisse de pension, une différence de 1% à 2% dans la performance annuelle peut rendre toute la sérénité qu’elle mérite à une retraite qui sera sans cela redoutée à cause de la baisse de revenu qu’elle signifierait. C’est pour cela qu’il est essentiel d’assurer un marché libre et ouvert, sans barrières réglementaires pénalisantes, qui permette le développement de nouveaux arrivants et de structures de plus petite taille, souvent plus flexibles et obtenant de meilleures performances.