La France garde-t-elle le contrôle de sa dette publique ?

Lors de la cérémonie organisée en août 1661 à Londres pour la réception de l’ambassadeur vénitien, une querelle de préséance entre les ambassadeurs français et espagnols dégénéra en une échauffourée qui fit huit morts. Pour apaiser la colère du Louis XIV, Philippe IV d’Espagne dut concéder que son représentant à la Cour du Roi de France s’abaissât à lire une déclaration d’excuses de son souverain en présence des princes et des envoyés étrangers.

On ne devrait pas en arriver à ces extrémités entre la France et l’Espagne aujourd’hui, même si l’inversion, début octobre, de l’écart de rendement entre les taux d’emprunt des deux pays peut s’interpréter comme un réel changement de préséance sur les marchés obligataires européens. Les taux de la dette portugaise, ceux de l’Irlande, étaient certes passés sous les taux français, respectivement depuis six mois et deux ans, mais l’étroitesse des deux gisements rend la comparaison moins pertinente. En dépit de ces biais de liquidité, la dette française est clairement devenue une dette périphérique dont les titres notés AA affichent des niveaux de taux équivalents ou plus élevés que ceux des pays de la zone euro situés dans la catégorie de notation A de rang inférieur (Portugal, Espagne, Slovénie, Croatie).

C’est ce dont témoigne, encore plus surement que l’élargissement du spread France-Allemagne depuis cet été (75 bps contre 45 bps en moyenne depuis cinq ans), le resserrement du spread France-Italie sur la même période (50 bps contre 110 en moyenne sur cinq ans). La référence à l’Italie s’impose non seulement en raison de la taille équivalente des marchés obligataires français et italien, mais surtout parce que les deux pays divergent radicalement de la trajectoire vertueuse de consolidation budgétaire observée partout en Europe continentale. Rappelons néanmoins que pour la France, et à l’inverse de l’Italie qui réussit sur la période (jusqu’au Covid) à stabiliser sa dette, cette divergence est continue depuis 15 ans. Située dans la moyenne des pays de la zone au sortir de la crise financière (88% du PIB en 2011), la dette française affichait en 2023 un niveau plus élevé de 30 points.

L’accélération de la dérive des finances publiques françaises, particulièrement forte cette année, signale-t-elle l’amorce d’une dynamique d’endettement à l’italienne marquée par une augmentation incontrôlable de la dette par la charge d’intérêts ? Cet effet boule de neige hérité des déficits massifs de la décennie 80 a plongé depuis près de 50 ans l’Italie dans une spirale dont le pays peine à s’extraire.

Rappelons que la dette d’un pays augmente avec le déficit primaire (dépenses publiques hors charges d’intérêts moins recettes) et les intérêts sur la dette. On rapporte ensuite le niveau de dette du pays au rendement de son système fiscal, lui-même proportionnel à son produit intérieur brut (PIB). Toutes choses égales par ailleurs, une forte croissance nominale (croissance réelle plus inflation) diminue donc le ratio dette/PIB. Un effet boule de neige se produit quand le taux de croissance nominale de l’économie (g) est inférieur au taux d’intérêt de la dette (r). Précisons que r est le taux apparent de la dette qui tient compte des dettes émises en année N, mais aussi de toutes celles émises au cours des années antérieures et non encore entièrement remboursées. Il se calcule en rapportant la charge d’intérêt en année N au montant de la dette publique en N-1.

Dans un contexte où r > g, la stabilisation du ratio dette/PIB oblige à dégager un excédent primaire sans dégrader la croissance économique. Car un solde positif ne se traduit pas automatiquement par une baisse ni même par une stabilisation du ratio d’endettement si la croissance est trop faible ou si la prime de risque intégré au taux d’intérêt est trop forte. C’est la situation de l’Italie qui, en dépit d’excédents primaires équivalents à 2% de PIB dégagés chaque année entre 2005 et 2019, ne réussit à stabiliser son ratio d’endettement qu’en 2015.

La France n’est pas dans ce cas de figure, même si le pays n’a dégagé aucun excédent primaire depuis 2001. En 2024, le taux apparent de la dette française (2.15%) est toujours inférieur à la croissance nominale (3%, soit 1% de croissance réelle et 2% d’inflation), mais avec l’énormité des déficits récents à financer (EUR 305Mrds pour 2025, 285Mrds en 2024), ce taux augmente rapidement (1.65% en 2023). Une perspective historique donne un éclairage intéressant. L’augmentation de 20% à 110% du ratio d’endettement de la France entre 1970 et 2023, soit 90%, correspond presqu’exactement à la somme de ses déficits budgétaires primaires entre ces deux dates (88%). Ce qui veut dire deux choses :

  • la France ne peut pas miser, comme trop souvent, sur le levier de la croissance pour réduire durablement sa dette. Sur le long terme, r=g.
  • la France a encore, jusqu’à présent, la maîtrise de son destin : sur le long terme, la dette française est la conséquence des choix budgétaires du pays. C’est encourageant ou inquiétant.