La mort du cygne noir

Cette chronique de Jean Keller a été publiée dans Le Temps du 6 avril 2020. Lire l’article.

Comme nous venons d’en avoir cruellement la confirmation, les mesures habituelles de contrôle du risque ne protègent que contre des situations déjà connues. De fait, la destruction de valeur importante de ces dernières semaines nous montre qu’il est peut-être temps de revenir aux fondamentaux pour redonner la priorité à l’économie réelle.

La crise du Coronavirus n’a sans doute pas encore atteint son point culminant et beaucoup d’encre va probablement continuer à couler pour tenter d’en évaluer tous les impacts sanitaires, politiques, sociaux et économiques. Il est donc bien trop tôt pour se livrer à des conjectures, si ce n’est que la plupart des changements seront probablement moins spectaculaires que certains ne l’espèrent, mais sans doute beaucoup plus profonds et permanents que d’autres ne voudraient le croire. Pourtant, s’il est un domaine où l’on peut déjà s’aventurer à faire certaines prédictions, c’est vraisemblablement celui de la gestion d’actifs, qui a été profondément secouée par la baisse soudaine et profonde des marchés et le retour remarquable (et remarqué) de la volatilité. Il faut dire que notre industrie est traversée par deux débats parallèles mais pas toujours connectés. Le premier est une discussion récurrente sur l’utilisation des méthodes quantitatives, tandis que le second tient dans l’éternelle controverse sur la gestion passive et les mérites des ETF dans la gestion de portefeuille.

Plus sombre que les cygnes les plus noirs

Force est de constater que les modèles financiers ont été totalement incapables de prévoir l’ampleur de la correction des marchés. De fait, la violence des mouvements sur les obligations, sur les actions et même sur l’or, qui est pourtant la valeur refuge par excellence, a été si extrême que leur amplitude s’inscrit largement au-delà de ces désormais célèbres « cygnes noirs » tant évoqués depuis le livre de l’économiste Nicholas Taleb. Pour s’en convaincre, il suffit de considérer quelques chiffres. Ainsi, au milieu du mois de mars, la plongée des marchés a été équivalente à 9 fois l’écart-type historique pour les marchés obligataires, 10 fois pour les marchés actions et 5 fois pour l’or. Pour mémoire, rappelons que l’écart-type représente la variation autour de la valeur moyenne qui se produit dans 68.2% des cas. Dans le cas de l’or, 5 fois l’écart-type correspond à un événement statistique qui ne devrait se produire qu’une fois tous les 67’000 ans. Pour les deux autres marchés, les chiffres sont tellement énormes qu’ils ne représentent plus rien pour l’esprit humain : respectivement une fois toutes les 1017 et 1021 années pour les obligations et les actions. Autant dire que les modèles quantitatifs ont été parfaitement inutiles pour guider les investisseurs dans cette crise et qu’ils ont au contraire contribué massivement à augmenter la volatilité.

Le mythe de la science toute-puissante

En effet, de nombreuses techniques de gestion dites « modernes », encouragées par l’engouement actuel pour l’intelligence artificielle, s’appuient sur des modèles basés sur l’hypothèse que les marchés évoluent toujours à l’intérieur de certaines limites quantifiables et qu’en utilisant ces bornes statistiques, on pourrait contrôler le risque des portefeuilles de manière scientifique. On y ajoute ensuite certains présupposés sur l’existence d’événements extrêmes (les fameux « black swans ») et le tour est joué ! Se fiant à  ces modèles, les niveaux de levier ont considérablement augmenté au fil du temps. Hélas, la réalité a mis à mal de manière fracassante ces méthodologies. Ainsi, alors que les marchés sortaient complètement du cadre rassurant tracé par les chantres du tout-quantitatif, de nombreux gérants qui suivaient des techniques de gestion basées sur la « parité de risque » ou des approches dites systématiques – et qui recourent tous massivement à l’effet de levier- ont été contraints de vendre leurs actifs dans l’urgence absolue, en même temps que les acteurs habituels réduisaient eux-mêmes leur risque au milieu de la baisse généralisée. Il s’en est suivi un effet boule-de-neige qui s’est rapidement transformé en avalanche dévastatrice.

Comment répliquer ce qui n’est pas réplicable ?

Pour les investisseurs en général – et au-delà de l’effet de richesse qui a frappé tout le monde de plein fouet – l’impact de ces distorsions s’est fait sentir en raison de l’utilisation généralisée des ETF, ces instruments bien utiles mais sans doute utilisés trop largement et sans toujours le discernement nécessaire. Car le succès aidant, on a créé des ETF basés sur tout et n’importe quoi. Et c’est là que le bât blesse : ce n’est pas parce que ces instruments reproduisent a priori correctement un panier de titres très liquides qu’il en va de même pour les classes d’actifs moins largement traitées. De fait, le comportement effectif des innombrables outils à fort effet de levier ou tentant de reproduire des indices non réplicables (comme dans le domaine du crédit) a surpris beaucoup d’investisseurs, qui se sentaient à tort protégés par la doxa du « tout passif » prônée par certaines grandes maisons de gestion. Pour donner un exemple concret, l’un des plus grands ETF du monde, le Total Bond Market de Vanguard, qui détient pourtant 70% d’obligations du Trésor américain (les instruments les plus liquides au monde !), a affiché le 12 mars une décote de 6.17% par rapport à sa valeur théorique !

Retrouver les vraies « valeurs »

Il ne s’agit pas ici de jeter les ETF avec l’eau du bain, ni de prétendre clore le débat entre tenants de la gestion active et ceux de la gestion passive. Au contraire, les ETF constituent un outil de choix pour obtenir rapidement une exposition neutre dans une grille d’allocation d’actifs.

En revanche, de même que les consommateurs commencent à se poser de sérieuses questions sur les aliments industriels hyper-transformés pour préférer une nourriture plus naturelle, il est peut-être temps de revenir à des investissements plus directs et plus « réels ». Car à force de constructions de plus en plus synthétiques, on a parfois perdu de vue la réalité sous-jacente. Or, la gestion d’actifs ne doit pas oublier que son rôle sociétal est avant tout d’allouer du capital aux secteurs et surtout aux sociétés les plus productives de l’économie et non de saupoudrer de manière indiscriminée les bons et les mauvais élèves. Et pour distinguer le bon grain de l’ivraie, rien de tel que l’analyse financière fondamentale qui permet d’identifier ces entreprises.