Alors que les investisseurs et entreprises sortent en masse du marché russe, de nouveaux critères, comme la défense de la démocratie et la non-dépendance à des régimes autoritaires, redonnent du lustre à des secteurs jusqu’ici bannis.
Le rythme de désinvestissement de la Russie
Nous vivons une époque sans précédent à presque tous les égards mais nous n’avons pas vu, depuis le boycott des actifs sud-africains dû à l’apartheid, le désinvestissement d’un marché particulier d’une telle ampleur. En raison de la guerre menée par la Russie en Ukraine, non seulement les investisseurs tentent de minimiser (dans la mesure du possible) leur exposition à la Russie mais de nombreuses entreprises suspendent, cèdent ou arrêtent leurs activités en Russie.
Pour les entreprises, il s’agit d’une manifestation du « capitalisme des parties prenantes » (stakeholder capitalism). Comment une entreprise pourrait-elle continuer d’opérer et de faire des bénéfices dans un pays qui cause tant de dommages et de détresse sans passer pour irresponsable ? Les entreprises se doivent de suivre des pratiques socialement acceptables et ne peuvent se contenter de chercher à maximiser leurs profits sans tenir compte de l’impact de leurs activités, que ce soit sur l’environnement, la société ou la politique mondiale. Chaque jour, de plus en plus d’entreprises le reconnaissent, comme Michelin qui a suspendu cette semaine ses activités et cessé toute exportation vers la Russie, BP, Uniqlo, McDonalds et les quatre grands cabinets d’experts-comptables, entre autres.
La question qui se pose est de savoir si les investisseurs durables auraient dû exclure de leur univers d’investissement tous les titres russes, compte tenu des risques en matière de gouvernance, de corruption et de respect des normes internationales. Avant le début du conflit, les investissements en Russie n’étaient pourtant pas rares pour les fonds durables. Morningstar estime que 14 % des fonds durables dans le monde détenaient des actifs russes juste avant la guerre, une statistique qui frustre certains investisseurs et commentateurs du marché. Ce qui est encore plus surprenant, c’est que les ETF et les fonds ESG détenaient des positions dans les entreprises énergétiques russes soutenues par l’État Gazprom PJSC et Rosneft PJSC, toutes deux largement reconnues comme étant corrompues, non transparentes et hautement polluantes.
Dans le même temps, les industries de la défense, du pétrole et du gaz sont considérées comme vitales dans la lutte contre Poutine et l’expansion du pouvoir russe. Des industries qui avaient été évitées par de nombreux investisseurs durables. Les exclusions doivent-elles donc encore être appliquées et peuvent-elles être modifiées aussi rapidement ?
Exclusions – pourquoi les appliquer ?
Les exclusions restent la stratégie la plus souvent appliquée pour un fonds ESG, bien que l’intégration ESG soit de plus en plus considérée comme plus pertinente que l’exclusion de secteurs ou de marchés. Historiquement, les exclusions étaient surtout utilisées par les institutions religieuses qui voulaient s’assurer qu’elles ne profitaient pas des « actions du péché » et des comportements interdits par leur religion – alcool, tabac, pornographie, jeux, armes – mais plus récemment, les exclusions ont plutôt été considérées comme un outil pour encourager le changement. L’idée est que si de plus en plus d’investisseurs se rallient à une exclusion, les entreprises seront contraintes à changer et seront privées de capitaux.
Si la privation de capitaux peut apparaître comme une stratégie séduisante, en réalité, peu d’entreprises de ces secteurs comptent sur le capital-actions pour financer leur croissance. Au contraire, cette croissance est financée de manière organique grâce à une forte génération de flux de trésorerie, le capital excédentaire étant souvent restitué aux investisseurs. En outre, de nombreux investisseurs dans le monde sont toujours prêts à investir dans ces entreprises controversées. Des investisseurs qui ont moins de considérations éthiques ou des investisseurs qui opèrent sur les marchés de capitaux privés, moins soumis à l’attention du public.
Non seulement ces entreprises ne sont donc pas privées de capital, mais leur exclusion par les investissements responsables pourrait leur permettre de bénéficier d’un transfert de propriété vers des investisseurs moins exigeants.
Les énergies fossiles non-russes sont désormais considérées comme vitales pour l’indépendance énergétique
Néanmoins, alors que les philosophies d’investissement sont de plus en plus empreintes de « valeurs » (au sens éthique du terme), des exclusions continuent d’être appliquées à une grande partie des investissements durables.
Le début de la guerre en Ukraine a toutefois suscité de nombreuses questions sur les exclusions à appliquer.
En effet, les exclusions de combustibles fossiles sont de plus en plus utilisées, car les investisseurs sont de plus en plus préoccupés par le changement climatique. Cependant, ceux qui proviennent de sources non russes sont désormais d’une importance cruciale si l’on veut que l’Europe ait une chance de ne plus dépendre de la Russie pour son pétrole et son gaz. Le président Biden demande maintenant aux producteurs américains de gaz de schiste de maximiser leur production. Ces entreprises doivent-elles être exclues pour des raisons environnementales, alors qu’elles peuvent avoir un précieux impact social?
L’industrie nucléaire était déjà confrontée à un tel casse-tête, mais à l’envers : le nucléaire peut fournir une énergie à faible teneur en carbone mais présente un risque social perçu comme élevé.
Une discussion similaire a lieu aujourd’hui sur l’industrie de la défense : le secteur le plus souvent exclu (il représente 50% des exclusions selon les estimations d’Eurosif). Ce qui était autrefois considéré par certains comme une industrie très controversée profitant des conflits mondiaux et présentant des risques de corruption pourrait désormais être considéré comme une industrie vitale (au sens premier du terme) dans l’opposition à l’armée russe.
Nous avons évoqué l’exclusion d’entreprises en particulier ou de secteurs entiers. Il existe aussi des exclusions de pays. Outre l’invasion d’un pays voisins ou tiers, il existe d’autres motivations ESG pour exclure des pays entiers. Les paradis fiscaux sont ainsi exclus par certains investisseurs, tout comme ceux dirigés par des régimes autoritaires. Ces deux motifs sont liés à l’éthique ou aux risques ESG. On peut se demander si ces risques doivent donner lieu à des exclusions générales ou s’ils doivent plutôt être reflétés dans les primes de risque pays. La gestion des risques doit être équilibrée si l’investisseur recherche un impact, car c’est dans ces pays que l’impact positif est souvent le plus nécessaire.
En conclusion, les exclusions ont leur place dans l’investissement durable mais il faut accepter que leur application diffère d’un investisseur à l’autre, à la fois pour des raisons éthiques – quels impacts et expositions sont considérés comme les plus importants – et pour des raisons de gestion du risque ESG – dépendant de l’analyse de divers facteurs. Les évaluations de la gestion des risques ESG évolueront avec le temps et, comme nous le constatons actuellement, les motivations éthiques peuvent également changer. Comme toujours, il faut prendre soin d’expliquer les motivations des différentes actions, afin de s’assurer qu’il n’y a pas de confusion sur le raisonnement qui sous-tend une exclusion et l’impact attendu de cette exclusion sur la contribution à un avenir durable. Mais nous ne pensons pas que ces renversements de position potentiels démontrent une faiblesse pour la durabilité, il s’agit plutôt d’un élément clé du progrès. A mesure que le monde change, des priorités différentes émergent. Comme l’a écrit George Bernard Shaw, « le progrès est impossible sans changement, et ceux qui ne peuvent pas changer d’avis ne peuvent rien changer ».