Le retour de la sélectivité profite à notre place financière

Cette chronique de Jean Keller est parue dans Le Temps du 20 juin 2022. Lire l’article en PDF.

La hausse des taux et la remise en question de la globalisation devraient marquer un retour de la gestion active et de l’analyse fondamentale. Une bonne nouvelle pour notre place financière !

De nombreux investisseurs sont bien en peine actuellement de déterminer la politique de placement à adopter pour cette année et au-delà. Il faut dire que les sources d’inquiétudes sont multiples : la reprise de l’inflation et la fin des politiques monétaires ultra-accommodantes ont fait monter les taux d’intérêt, marquant la fin de plus de 10 ans d’argent abondant et bon marché. A cela s’ajoutent les problèmes des chaînes d’approvisionnement entraînés par la politique zéro Covid en Chine et surtout la guerre en Ukraine, qui a bouleversé l’ordre international issu de la deuxième guerre mondiale.

La fin de l’argent facile

En conséquence, les marchés ont largement corrigé en ce début d’année et l’avenir semble très incertain pour la plupart des acteurs. Cette inquiétude est exacerbée par le changement complet de paradigme auquel nous assistons en ce moment : après des années de baisse des taux d’intérêt et le long « bull market » obligataire qui en est résulté, le loyer de l’argent semble être reparti à la hausse de manière durable et la fin de la période de l’argent facile est annoncée. Avec l’arrêt des politiques non traditionnelles des banques centrales, les conditions de liquidité vont se resserrer, ce qui aura des implications importantes pour la gestion de portefeuille.

Un effet direct sur la valeur actualisée

En effet, le niveau des taux d’intérêt influence mécaniquement et de façon inverse la valeur actualisée des cash flows futurs, qui est l’un des principaux critères d’évaluation d’une société. Pendant la dernière décennie, la baisse continue des taux a ainsi largement favorisé les titres des sociétés à plus forte croissance, plus sensibles que les sociétés matures à tout changement de taux. Mais depuis quelques mois, c’est l’effet inverse qui se produit : le rebond marqué et probablement durable des rendements a fait corriger lourdement les anciens « chouchous » de la cote et ce sont désormais les titres « value » qui retrouvent leur lustre. Avec toutefois une différence notable : l’investissement dans ces sociétés nécessite une véritable expertise en matière d’analyse afin de trier le bon grain de l’ivraie.

La fin de l’investissement unique

Dans ce contexte nouveau, il est bon de se souvenir de quelques vieilles recettes qui ont fait leur preuves sur la durée. La première est sans aucun doute la diversification internationale. Alors que les actions de croissance américaines sont largement sorties gagnantes ces dernières décennies – poussées par la très grande force d’innovation des Etats-Unis et son économie très libérale, il était facile d’ignorer, ou pour le moins de sous-pondérer largement, les autres régions du monde. Il en a été de même pour la variété de styles de gestion dans un portefeuille, une notion largement mise de côté au profit du « 100% Growth », véritable « pensée unique » des dernières années. Mais, alors que nous assistons à un large rééquilibrage géopolitique qui va certainement voir le monde se diviser à nouveau en zones d’influence, il sera plus difficile d’ignorer des pays ou des régions qui ne traversent pas les mêmes difficultés que celles du monde occidental. De même, alors que certains prédisaient la mort du style de gestion « value », la réalité est que les disciplines de prix reviennent peu à peu dans les décisions d’investissement. Il en va de même pour les stratégies alternatives, dont l’objectif de performance absolue n’attirait plus guère les investisseurs tant que les marchés montaient sans discontinuer.

Le retour de la différence

Dans l’environnement plus complexe que nous envisageons à présent, il faudra donc faire preuve de plus de sélectivité. Dans ce contexte, il va falloir repenser à des secteurs ou des régions oubliés qui sont encore très peu représentés dans les portefeuilles et offrent un potentiel de changement marginal très important. A ce titre, l’exemple des actions japonaises est frappant : le marché est considérablement sous-pondéré par les investisseurs internationaux, alors qu’il présente des caractéristiques de valorisation très attrayantes, ainsi que d’excellentes perspectives de transformation. Tout changement de perception à son égard pourrait créer un afflux important de liquidités et donc une revalorisation significative. De même, les petites valeurs européennes « value » offrent le même potentiel de réévaluation pour les investisseurs prêts à braver le consensus général.

Un « free lunch » suivi d’une addition salée

On l’a vu, les dix dernières années ont favorisé les stratégies très procycliques et la marée a fait monter tous les bateaux ensemble. Il n’y avait donc plus vraiment de raison de choisir un titre plutôt qu’un autre, ce qui a incité certains à annoncer prématurément la mort de la gestion active et des boutiques de gestion. Il suffisait en effet d’investir à travers un produit indiciel comme un ETF pour voir son capital fructifier de manière régulière. Gagner de l’argent semblait facile et personne ne voyait plus l’intérêt d’effectuer avant d’investir une analyse fondamentale des sociétés. Aujourd’hui, ces certitudes apparaissent comme des miroirs aux alouettes . Le monde a changé de manière profonde et durable, ce qui se traduit (enfin) par un retour en force de la gestion active et par une revalorisation du travail de sélection de valeurs.

Une chance pour notre place financière

Cette évolution apparaît comme positive pour notre industrie. En effet, si la Suisse peut difficilement régater avec les géants mondiaux de la finance sur le terrain des ETF, elle demeure un centre d’expertise indiscutable en matière d’investissement international, de gestion active et d’allocation d’actifs réactive visant à protéger le capital des investisseurs, sans oublier une compétence unique en matière de sélection et d’assemblage de stratégies alternatives.

A cet égard, il est bon de se souvenir des paroles de John Mainard Keynes qui disait que « la sagesse populaire nous apprend qu’il vaut mieux pour notre réputation échouer de manière conventionnelle que réussir de façon originale ». Cependant, c’est souvent en s’éloignant du consensus et des idées dominantes qu’on obtient les meilleurs résultats. Le but évident de tout investisseur est d’acheter bon marché et de vendre à un prix élevé. Et pour atteindre ce Saint Graal, il est important de se démarquer du consensus général et se focaliser sur le prix payé pour un actif.