Genève, capitale européenne des fonds de placement ?

Cet article est paru dans Le Temps du 17 juillet 2023.

Alors que je pédale sur mon vélo ce matin en direction du bureau, tentant en vain de trouver le juste équilibre entre vent frais de la vitesse et chaleur générée par l’effort, une caravane de limousines électriques noires me dépasse à toute allure, tous gyrophares bleus enclenchés. Les fanions islandais, norvégiens et liechtensteinois claquent sur les ailes avant, confirmant ce que les plaques diplomatiques m’ont déjà appris : les délégations officielles de nos collègues de l’EEE sont en route pour la grande réunion annuelle avec l’UE.

A n’en pas douter, nos amis de la Commission européenne vont nous demander d’augmenter notre contribution destinée à réduire les disparités sociales et économiques sur le continent. Depuis 1992, nous leur avons déjà versé plus de 5 milliards de francs, mais cela ne va sans doute pas s’arrêter là. Et si l’Islande, la Norvège et le Liechtenstein vont théoriquement être solidaires avec nous et résister un peu, au moins pour la forme, l’issue ne fait guère de doute : il nous faudra encore cracher au bassinet.

Mais en roulant le long de la rue de Lausanne, je ne peux m’empêcher de penser qu’on y gagne bien au change… Les immeubles modernes, signés des meilleurs architectes, se succèdent, abritant les meilleurs cabinets d’avocat spécialisés dans la structuration de fonds de placement, ainsi que les plus grandes ManCo de la place. Il faut dire que, depuis mars 1998, quand nous avons su saisir l’occasion offerte par le marché unique et nos législations devenues euro-compatibles pour voter notre fameuse loi sur les organismes de placement collectif, la Suisse, et Genève en particulier, est devenue le centre européen de la gestion d’actifs.

Profitant du savoir-faire opérationnel et des compétences de gestion internationales des banques privées et des sociétés de gestion genevoises, c’est toute une nouvelle industrie qui est ainsi née il y a 25 ans. A l’époque, les pays membres de l’UE sortaient à peine de leurs habitudes de contrôle des changes et de gestion purement domestique et n’avaient aucune expertise en matière de gestion globale. Il nous a donc été relativement facile de nous imposer. Et une fois que le cercle vertueux s’est enclenché, l’argent a afflué de toute l’Europe au fur et à mesure que les investisseurs privés quittaient l’épargne traditionnelle pour se tourner vers les marchés financiers. Aujourd’hui, notre pays gère plus de 5’000 milliards de francs dans les fonds de placement, dont la plus grande partie ici à Genève. A raison de 25 points de base par année sur chaque franc d’encours, je vous laisse faire le calcul… Il y a de quoi accepter une augmentation de notre contribution à l’UE.

Depuis 30 ans, la place financière a ainsi gagné 50’000 emplois, non seulement dans l’administration de fonds, mais aussi dans tous les métiers annexes, comme les avocats spécialisés, les fiscalistes, les auditeurs et les sociétés de services informatiques. L’industrie des fonds de placement est devenue tellement importante que la FINMA a même ouvert une antenne spécialement dédiée à Genève afin d’accélérer les processus de création de fonds et gagner toujours plus en compétitivité.

Avec la fin du secret bancaire qui a suivi notre entrée dans l’EEE, on avait craint que les riches clients du Quartier des Banques ne quittent notre pays pour des cieux plus cléments du point de vue fiscal. En réalité, il n’en a rien été car nous avons découvert, à notre grande satisfaction et aussi avec une certaine surprise, que ce qu’appréciaient les grandes fortunes chez nos banques privées, ce n’était pas tant la possibilité d’échapper aux impôts que la sécurité et l’expertise dans la gestion de leur patrimoine. Et nos banques privées et gérants indépendants ont gagné un nouvel atout : l’accès aux marchés européens, qui leur a permis de démarcher les clients fortunés directement sur place en toute légalité.

Et si cela ne suffisait pas, lorsque le peuple britannique a voté le Brexit en 2016, des représentants de la FINMA ont été très réactifs et sont allés immédiatement démarcher les grandes instituts britanniques pour les inciter à déplacer leurs équipes dans notre pays. Cette fois-ci, c’est Zurich qui en a plus profité que nous en ce qui concerne la banque d’investissement, mais il y a tout de même quelques milliers de gérants d’actifs qui ont débarqué au bout du lac.

Bien sûr, il a fallu loger tous ces gens et faciliter leurs déplacements. L’agglomération est désormais presqu’ininterrompue entre Morges et Thonon et l’idée du Grand Genève est aujourd’hui devenue une réalité. Heureusement, il s’agit de métiers bien rémunérés qui ont largement contribué à remplir les escarcelles fiscales des argentiers de notre République, d’autant que les impôts payés par les banques et sociétés de gestion constituent une manne énorme. Alors, cela nous a permis de financer ce magnifique pont suspendu qui enjambe la Rade. Bien sûr, cela n’a pas été sans oppositions des écologistes et des défenseurs du patrimoine, mais aujourd’hui, je crois que c’est comme avec la Tour Eiffel : tout le monde l’a décriée au début mais elle fait désormais partie de l’identité de Paris et personne ne songe à la remettre en cause. Et question attraction touristique, ça a tout de même plus d’allure que l’Horloge Fleurie !

Cette traversée, combinée au Léman Express, au réseau de centaines de kilomètres de pistes cyclables qui relie les quartiers en toute sécurité, aux panneaux photovoltaïques installés gratuitement sur la presque totalité des toits grâce aux subventions cantonales, aux nouvelles zones de verdure qui tempèrent le climat partout en ville, a fait de Genève l’une des métropoles les plus agréables et les plus vertes au monde.

J’en suis là dans mes réflexions matinales lorsqu’une sirène de police tonitruante retentit dans mes oreilles. Surpris, je perds l’équilibre et tombe de mon vélo. Lorsque j’ouvre à nouveau les yeux, je vois des chiffres rouges qui clignotent devant mon visage. 07:00. Et la sirène se transforme en la sonnerie insistante de mon réveil. Tout cela n’était qu’un rêve ! Un peu troublé par le sentiment diffus que j’aurais bien voulu ne pas me réveiller pour le prolonger autant que possible, je me dis que de manger une fondue hier soir en pleine canicule, ce n’était peut-être pas raisonnable… Et surtout, en me levant pour me préparer à affronter la nouvelle journée, je réalise que, même si tout cela n’était que le songe d’une nuit d’été, le message est clair : nous devons nous atteler sérieusement à assumer notre place en Europe et ne plus pousser sous le tapis le dossier européen et la signature d’un accord-cadre.

 

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