Le monde a-t-il changé pour toujours ?

La tragédie en Ukraine pourrait entraîner un véritable changement de paradigme et l’émergence d’un nouvel ordre mondial. Certaines conséquences possibles, comme le ralentissement du commerce mondial, le réarmement et le retour de la confrontation des grands blocs stratégiques, constituent un retour en arrière. Mais d’autres, comme la prise de conscience de notre dépendance aux énergies fossiles, pourraient donner un coup d’accélérateur massif à la transition énergétique.

Comme tout le monde, nous sommes choqués par cette guerre et les images inimaginables de pure violence à l’encontre des populations civiles. Le spectacle – en Europe – d’un régime autoritaire lançant une guerre aussi cruelle contre son voisin, au mépris total des normes internationales soigneusement élaborées depuis 70 ans, est dévastateur. L’effondrement de la paix au milieu de l’Europe et l’exode massif des populations sont un rappel de temps sombres qu’on pensait réservés plutôt aux livres d’histoire qu’aux flux des flashes télévisés et des navigateurs Internet.

Nous ne voulons pas ajouter aux nombreux commentaires faits dans la presse sur la conduite de la guerre. Nous ne sommes pas qualifiés pour faire des prévisions stratégiques ou des analyses militaires. Cela étant dit, en tant qu’investisseurs de long terme, nous pouvons considérer cette tragédie comme un changement de paradigme qui devrait conduire à un nouvel ordre mondial durable. En effet, nous pensons que les effets de cette crise seront bien plus profonds que ce que la plupart des investisseurs anticipent aujourd’hui. Ces effets façonneront l’environnement d’investissement dans les années à venir, parfois de manière assez surprenante.

La prévision la plus évidente et la plus navrante est probablement que nous allons revenir à un monde divisé, composé de blocs stratégiques concurrents. Mais surtout, cette guerre a mis en lumière le défi que les régimes autoritaires posent aux démocraties libérales et à ce qui constitue l’Occident en tant qu’entité idéologique. Si le monde ne revient pas rapidement à l’ordre multilatéral élaboré au cours des 70 dernières années, cette lutte risque de s’intensifier. La voie actuelle, accélérée par l’agression russe en Ukraine, consiste pour les pays à s’aligner sur un bloc. Cela conduira sans aucun doute à un renversement de la mondialisation et de la libre circulation des échanges et des idées dans le monde. Nous avons également assisté à d’importantes annonces de réarmement de la part de pays comme l’Allemagne et la Chine, et cette tendance risque de s’accentuer fortement en conséquence directe de cette crise. Historiquement, cela n’a jamais été une bonne nouvelle : l’expérience nous montre que chaque bloc est susceptible de se livrer une compétition beaucoup plus agressive pour l’influence et les ressources. Les pays au sein de ces blocs sont susceptibles de vouloir davantage d’autonomie et de contrôle sur leurs propres politiques industrielles (une tendance déjà amorcée par la pandémie de Covid). Avec la relocalisation de la production industrielle qui en résultera et l’augmentation de la concurrence pour les ressources essentielles, nous assisterons probablement à un déclin du commerce mondial, qui a été la source d’une immense augmentation de la prospérité globale au cours des 50 dernières années. Le monde devient beaucoup plus incertain et le paysage de l’investissement plus difficile à naviguer. Hélas, ce n’est qu’une prévision de plus, mais pour citer Louis Pasteur : « Sur le terrain de l’observation, le hasard ne favorise que les esprits préparés. »

La position de la Chine par rapport à cette crise est encore inconnue. On assiste actuellement à une guerre médiatique intense, avec de nombreuses prises de positions de part et d’autre. Il semble toutefois que la Chine ait été prise au dépourvu par la décision russe et que ses dirigeants tentent toujours de se positionner dans ce nouvel ordre mondial. Déchirés entre leur méfiance à l’égard des démocraties libérales et leur alliance avec un leader imprévisible qui les a clairement induits en erreur, les Chinois n’ont pas encore donné de signaux clairs sur leur politique vis-à-vis de l’Ukraine et du conflit. Les États-Unis tentent d’exercer une pression maximale, ce qui n’est peut-être pas la stratégie la plus efficace, mais le gouvernement chinois essaiera très probablement d’obtenir davantage de concessions de la part des États-Unis avant de prendre parti. S’agit-il d’un dégel des relations sino-américaines ? L’arrivée d’une réinitialisation bien nécessaire dans les relations entre les deux plus grandes économies mondiales rendrait certainement le monde meilleur pour les années à venir.

Certaines conséquences de cette guerre seront positives.

Le rassemblement des démocraties occidentales et le renforcement de l’Union européenne réduiront l’influence des démagogues qui se sont pliés aux exigences de M. Poutine et autres apologistes des dictatures. Qui peut encore prétendre que la Russie est un modèle enviable ? Pour l’instant, du moins, tous les pays d’Europe ont respecté la ligne et la détermination de l’OTAN a été massivement renforcée, même dans les endroits les plus improbables comme la Suède et la Finlande. On peut même s’autoriser une prédiction audacieuse : le nouveau bipartisme aux États-Unis pourrait annoncer un paysage politique plus calme. Unis contre l’agression de l’Ukraine, Républicains et Démocrates pourraient trouver un terrain d’entente sur d’autres sujets et apaiser le niveau de tension malsain du discours politique outre-Atlantique. Cela pourrait conduire à une politique étrangère plus stable aux États-Unis et à la restauration de la confiance dans le leadership de l’Occident. Bien que cela puisse s’avérer trop optimiste juste avant les élections de mi-mandat, ce n’est pas complètement hors de portée une fois que les dés seront jetés et que nous commencerons à regarder vers 2024 et l’élection présidentielle. Dans un pays uni contre la Russie, il sera beaucoup plus difficile pour les démagogues de survivre et le bon sens pourrait régner à la Maison Blanche.

La leçon la plus positive de cette catastrophe est peut-être la prise de conscience très concrète de notre dépendance excessive aux combustibles fossiles. Avec les sanctions économiques contre la Russie et la menace d’une interruption de notre approvisionnement en pétrole et en gaz, nous avons pris conscience que nous n’allions pas assez vite vers la transition énergétique. L’augmentation massive des prix du gaz partout dans le monde a poussé les gouvernements, déjà confrontés à l’inflation, à prendre des mesures pour en atténuer la douleur. Toutefois, il ne peut y avoir que des mesures temporaires pour adoucir le choc immédiat auprès des consommateurs. Le fait – indéniable – est que nous avons été trop lents à nous adapter et que nous devons faire preuve de beaucoup plus de détermination pour entrer dans un monde sans carbone. Il n’est donc pas surprenant que les valeurs liées aux énergies propres se soient bien comportées dans les conditions actuelles du marché. Nous pensons que ce sera l’un des résultats les plus durables de la situation actuelle et que la transition vers les énergies renouvelables va s’accélérer massivement dans les années à venir. S’il y a une lueur d’espoir dans cette folie, celle-ci est certainement la plus lumineuse.

Aujourd’hui, des missiles tombent sur l’Ukraine mais des rumeurs de pourparlers de paix circulent. Le monde civilisé plaide pour une solution rapide et un retour à la diplomatie. Les alternatives sont aussi inacceptables qu’effrayantes. Toutefois, il est bon de rappeler qu’une fois les chars repartis, les dégâts massifs infligés par l’armée russe aux infrastructures civiles resteront une cicatrice permanente sur le visage de l’Europe qu’il sera impossible d’effacer de notre vivant. Nos considérations en matière d’investissement semblent bien dérisoires face aux défis colossaux que représente la guérison d’un peuple entier. Prions tous pour des temps meilleurs.