Les dangers de la gestion passive

Cet article est paru dans Le Temps du 12.02.2024.

Si les fonds passifs drainent aujourd’hui une large part de l’épargne mondiale, leurs limites et leurs effets négatifs pourraient bien remettre en question leur hégémonie.

Un oreiller de paresse

L’une des tendances majeures de ces dernières décennies a certainement été l’explosion de la gestion passive et la ruée des investisseurs vers les ETF et autres instruments qui se limitent à reproduire les performances d’un indice. Issu de la Théorie Moderne du Portefeuille développée par Harry Markowitz dès 1952 et de la croyance absolue en l’efficience des marchés financiers, ce type de gestion est devenu un véritable oreiller de paresse pour les gérants d’actifs. En effet, si tout effort de surperformance par la sélection de titres est vain, il vaut théoriquement mieux investir dans des produits indicés, d’autant plus que ceux-ci sont proposés à moindre coût puisqu’ils ne nécessitent pas d’équipe d’analyse et de gestion. A cet égard, il faut bien reconnaître que, dans bien des cas, les résultats de la gestion dite active ont été décevants sur les grands marchés développés, notamment aux USA.

Une concentration dangereuse

En conséquence, les grands groupes de gestion passive ont connu ces dernières années une croissance phénoménale qui les a conduits actuellement à dominer largement le monde de la gestion. Si cette évolution a eu pour effet bénéfique de réduire considérablement les coûts agrégés de la gestion d’actifs, elle a malheureusement aussi entraîné une concentration dangereuse de l’épargne publique dans les mains d’un petit nombre de grands groupes de gestion. En effet, cette vague de fonds a rendu très difficile pour les tenants de la gestion active de maintenir une offre crédible et les flux d’argent se sont de plus en plus focalisés sur quelques grandes enseignes.

Un tableau plus nuancé

Outre la question des coûts, il convient d’examiner les bénéfices et les inconvénients de la gestion passive sous différents angles, à la fois spécifiques et systémiques, afin d’en dresser un bilan plus nuancé. Tout d’abord, sur le fond, rappelons que les résultats d’ensemble occultent les exceptions à la règle et qu’il existe par définition des gestionnaires de talent qui se situent au-dessus de la moyenne. S’il est vrai que la moyenne des gérants actifs sous-performe leur indice de référence, il n’en reste pas moins que les sociétés de gestion plus spécialisées ont tendance à obtenir de meilleurs résultats dans leur domaine d’expertise. Il est ainsi plus facile de trouver de la surperformance dans le secteur fragmenté de la gestion active et il faut donc éviter de jeter le bébé avec l’eau du bain.

L’environnement a changé

Par ailleurs, comme l’a montré de manière brutale la crise des subprimes, il convient de se méfier de ce que l’on appelle le biais de récence, qui conduit à surestimer l’importance des informations les plus récentes. Il faut ainsi être conscient que les 15 dernières années ont été marquées par des taux d’intérêt nuls, voire négatifs, et par un assouplissement quantitatif inédit de la plupart des banques centrales. Cet environnement de faible rentabilité des liquidités a logiquement favorisé la prise de risque et, face à l’absence d’alternative de placement, les investisseurs ont investi dans les actifs risqués, tels que les actions, sans forcément prêter grande attention à la solidité relative des titres achetés. La résultante a été une très forte concentration sur quelques marchés et sur un petit nombre de très grandes valeurs, portées au moins en partie par des phénomènes de mode. Ce phénomène a atteint son paroxysme en 2023, quand les «Magnificent Seven » ont influencé à eux seuls la hausse du marché. Mais la situation est totalement différente aujourd’hui et le retour à des taux positifs, ainsi qu’à plus de volatilité, permet à nouveau de faire des choix relatifs. On peut donc parier qu’il faudra désormais faire preuve de plus de discernement pour obtenir des performances positives, ce qui favorisera certainement la gestion active.

Les effets néfastes de la gestion passive

Sur le plan systémique, des études de plus en plus nombreuses montrent que l’engouement pour la gestion passive a eu des effets délétères sur l’efficience des marchés et sur la gouvernance des secteurs dominés par les grands acteurs de cette gestion. Ainsi, une publication du National Bureau of Economic Research aux Etats-Unis a conclu dernièrement — en étudiant l’impact de nouvelles susceptibles d’influencer les cours des actions — que les prix des titres de l’indice S&P500 réagissaient moins qu’avant aux informations qui devraient les affecter directement. L’article scientifique concluait : « Notre recherche démontre que, si suffisamment d’investisseurs suivent le conseil [d’investir passivement], leurs actions collectives se combinent pour précisément atténuer le bénéfice économique de suivre ce conseil »[1]. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que la recherche révèle les effets macroéconomiques de la gestion passive. En 2017 déjà, Pictet avait publié une étude sur les conséquences à long terme de la mauvaise allocation du capital. Avec la domination récente de cette forme d’investissement, de plus en plus d’indications sur ses conséquences sur le bon fonctionnement des marchés de capitaux apparaissent.

La diversité : partout sauf en bourse

Alors que la société dans son ensemble œuvre pour plus de diversité, il existe un domaine où la prépondérance de la gestion passive est source d’inquiétude : celui de la diversité de la cote et de l’hégémonie du marché américain dans les portefeuilles. De plus en plus de pays s’inquiètent de voir l’attrait de leur marché actions diminuer au profit de celui des Etats-Unis. Une réflexion a d’ailleurs été amorcée au Royaume-Uni afin de raviver l’attrait de la bourse de Londres. Il y a fort à parier que d’autres pays entament la même démarche. Les causes d’un tel désamour sont bien évidemment multiples mais il n’y a aucun doute que les phénomènes de concentration à la fois dans les indices et sur quelques grands groupes de gestion ont eu des effets négatifs sur la diversité et sur la vivacité de nos marchés actions.

La standardisation de l’offre de gestion a nettement réduit l’univers d’investissement des investisseurs. Le retour à plus de gestion active et à une concurrence basée non plus exclusivement sur les coûts mais plutôt sur les rentabilités nettes favoriserait certainement une plus grande hétérogénéité dans les marchés des capitaux, pour le plus grand bénéfice de tous.

 

[1] Randall Morck & M. Deniz Yavuz : « Indexing and the Incorporation of Exogenous Information Shocks to Stock Prices », Cambridge MA, Working Paper 31975, NATIONAL BUREAU OF ECONOMIC RESEARCH, January 2024 – Traduction libre de l’auteur