De la réalité de l’impact de la géopolitique sur les marchés obligataires

« La géographie est le seul art dans lequel les derniers ouvrages sont toujours les meilleurs ».

Il n’est pas certain que Voltaire aurait dit la même chose de la géopolitique et surtout de toutes les considérations plus ou moins éclairées qu’elle génère actuellement sur les marchés financiers. Car même si la dimension géopolitique n’a jamais été aussi écrasante, la réalité de son impact, notamment sur les marchés obligataires, s’avère paradoxalement limitée. C’est à l’évidence moins le cas sur les marchés actions et sur les devises. Jean-Pierre Petit y revient largement dans son analyse.

Précisons également que les marchés de l’énergie et des matières premières constituent des cas spécifiques, car il existe en effet depuis toujours une géopolitique de l’énergie, à laquelle les marchés financiers sont presqu’organiquement associés. L’invasion de l’Ukraine par la Russie l’année dernière, qui a bouleversé la géographie des sources d’approvisionnement en gaz et en pétrole de la plupart des pays européens, s’est instantanément et violemment répercutée sur les marchés des commodities.

Un événement sans grand impact sur l’obligataire

Sur les marchés obligataires en revanche, le retour le 24 février 2022 d’une guerre majeure en Europe, pour la première fois depuis 1945, est resté un événement mineur. Les taux ont certes un peu accusé le coup : 25 pb à peine le jour même sur le Treasury américain à 10 ans et sur le benchmark allemand de même maturité. Un « flight to quality » bien peu spectaculaire. Et encore, celui-ci n’a duré que quelques jours, les taux du T-Note et du Bund remontant presqu’immédiatement. Pour quelle raison ? Les effets attendus de l’agression russe n’ont pas eu le temps de se développer : ils ont été entièrement balayés par la décision de la banque centrale américaine le 15 mars de relever ses taux directeurs, amorçant le cycle de resserrement monétaire global le plus rapide et le plus agressif depuis plus de quarante ans.

En fait, Jerome Powell et Christine Lagarde ont beaucoup plus pesé sur les marchés obligataires que Vladimir Poutine et ses chars.

Un marché qui suit ses propres règles

On ne peut même pas prétendre que la forte accélération de l’inflation justifiant ce changement de cap monétaire soit une conséquence du conflit en Ukraine. L’inflation était déjà largement sortie du cadre toléré par les banques centrales, mais celles-ci, jusqu’à l’automne 2021, martelaient le message que le phénomène était transitoire. Autrement dit, le contexte propre au marché obligataire, marqué par un changement de paradigme des politiques monétaires mondiales, était et reste toujours surdéterminant. Le regain actuel de tension sur les taux longs mondiaux, en pleine crise géopolitique aigüe au Moyen-Orient, qui est à rebours de l’effet traditionnel de « flight to quality », procède de la même idée.

La perspective d’une baisse des taux s’éloigne

Plus précisément, la hausse des taux longs en Europe et aux Etats-Unis (presque 5% sur le T-Note à 10 ans pendant la semaine du 16 octobre, au plus haut depuis 2007) traduit un changement de perception profond des marchés sur la question de la durée de la pause que devraient observer les banques centrales avant de baisser à nouveau leurs taux directeurs. C’est aussi ce changement de perception, plus que les tensions géopolitiques, que traduisent la correction des marchés boursiers depuis le tournant de l’été, tout comme la force actuelle du dollar contre les principales devises.

Perte de sensibilité aux aléas externes

Le contexte de marché peut en fait s’analyser comme une phase de sevrage après la longue période de dépendance aux taux à zéro. Les effets induits par cette cure de désensibilisation semblent avoir considérablement réduit la capacité des marchés à réagir à toutes considérations exogènes. Même à une guerre majeure conduite sur le sol européen par la deuxième puissance nucléaire mondiale ou à une forte hausse du risque de conflit ouvert entre Israël et l’Iran.

L’impact d’un événement géopolitique majeur sur les marchés doit donc se mesurer d’abord à l’aune du contexte financier dans lequel il s’inscrit et non à l’effet de sidération qu’il produit. Cette observation va à l’encontre d’une croyance commune fortement ancrée, pourtant démentie par les faits. Même un événement aussi puissamment déstabilisateur que la série d’attentats du 11 septembre 2001 n’a pas déclenché de repli massif des taux américains : 4.83% le 10 septembre sur l’échéance 10 ans, 4.55% au plus bas 4 jours après, puis les taux remontent presqu’au niveau de départ.

L’influence énorme des banques centrales

Le rôle considérable joué par les banques centrales depuis la crise financière de 2008 a encore renforcé l’immunité des marchés aux aléas externes. Sans pour autant provoquer une raréfaction des épisodes d’intense volatilité. Ceux-ci se sont même multipliés sur les marchés obligataires, notamment l’année dernière. Ils ont surtout changé de nature, avec l’explosion de la volatilité constatée intraday due à l’intensité du resserrement monétaire. C’est en effet en 2022 que les banques centrales ont réalisé les deux tiers de leur programme de hausse de taux à marche forcée. La baisse progressive de la volatilité obligataire au première semestre 2023, comme la hausse surprenante des marchés actions, traduisaient l’espoir, déçu après l’été, que le pic des taux était atteint.

Des BRICS de papier

Enfin, il y a le cas inverse, où les marchés fantasment largement les effets de changements géopolitiques réels, comme sur la question du Sud Global. L’ouverture cette année du club des BRICS — recyclage 2.0 du groupe des Non Alignés — à six nouveaux membres (Iran, Egypte, Arabie Saoudite, Emirats Arabes Unis, Argentine et Ethiopie) a donné lieu à un déluge de commentaires à caractère prophétique sur un basculement imminent du centre de gravité de l’économie mondiale à la faveur de la reconstitution d’un système international bipolaire et hétérogène de type Guerre froide.

On ne saurait pourtant assimiler ce syndicat d’intérêts hétéroclite, uni par le seul rejet — parfois opportuniste, parfois profond — des puissances occidentales, à un bloc homogène et cohérent. À la différence de la Communauté européenne (à ses débuts en tout cas), ce groupe n’est pas mû par un projet commun. Additionner les PIB de ses membres n’a dès lors aucun sens. Pas plus que d’en déduire les prémisses d’une perte d’influence du dollar. La monnaie américaine constitue encore 60% des réserves des banques centrales, 42% des paiements SWIFT (contre 2.4% pour le renminbi) et 80% des échanges commerciaux (hors échanges intra zone euro). Les conditions de la possibilité d’un changement significatif du régime actuel sont encore très loin d’être réunies.